Après avoir formellement désapprouvé l’indigne conduite de Cabrion, Mme Séraphin reprit:
– Ah çà! que devient donc M. Bradamanti? Hier soir je lui écris, pas de réponse; ce matin je viens pour le trouver, personne… J’espère qu’à cette heure j’aurai plus de bonheur.
Mme Pipelet feignit la contrariété la plus vive.
– Ah! par exemple, s’écria-t-elle, faut avoir du guignon!
– Comment?
– M. Bradamanti n’est pas encore rentré.
– C’est insupportable!
– Hein! est-ce tannant, ma pauvre madame Séraphin!
– Moi qui ai tant à lui parler!
– Si ça n’est pas comme un sort!
– D’autant plus qu’il faut que j’invente des prétextes pour venir ici; car si M. Ferrand se doutait jamais que je connais un charlatan, lui qui est si dévot… si scrupuleux… vous jugez… quelle scène!
– C’est comme Alfred: il est si bégueule, si bégueule qu’il s’effarouche de tout.
– Et vous ne savez pas quand il rentrera, M. Bradamanti?
– Il a donné rendez-vous à quelqu’un pour six ou sept heures du soir, et il m’a priée de dire, à la personne qu’il attend, de repasser s’il n’était pas encore rentré. Revenez dans la soirée, vous serez sûre de le trouver.
Et Anastasie ajouta mentalement: «Compte là-dessus; dans une heure il sera en route pour la Normandie.»
– Je reviendrai donc ce soir, dit Mme Séraphin d’un air contrarié. Puis elle ajouta: J’avais autre chose à vous dire, ma chère madame Pipelet. Vous savez ce qui est arrivé à cette drôlesse de Louise, que tout le monde croyait si honnête?
– Ne m’en parlez pas, répondit Mme Pipelet en levant les yeux avec componction, ça fait dresser les cheveux sur la tête.
– C’est pour vous dire que nous n’avons plus de servante, et que si par hasard vous entendiez parler d’une jeune fille bien sage, bien bonne travailleuse, bien honnête, vous seriez bien aimable de me l’adresser. Les excellents sujets sont si difficiles à rencontrer qu’il faut se mettre en quête de vingt côtés pour les trouver.
– Soyez tranquille, madame Séraphin. Si j’entends parler de quelqu’un je vous préviendrai… Écoutez donc, les bonnes places sont aussi rares que les bons sujets.
Puis Anastasie ajouta, toujours mentalement:
«Plus souvent que je t’enverrai une pauvre fille pour qu’elle crève de faim dans ta baraque! Ton maître est trop avare et trop méchant; dénoncer du même coup cette pauvre Louise et ce pauvre Germain!»
– Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit Mme Séraphin, combien notre maison est tranquille; il n’y a qu’à gagner pour une jeune fille à être placée chez nous, et il a fallu que cette Louise fût un mauvais sujet incarné pour avoir mal tourné, malgré les bons et saints conseils que lui donnait M. Ferrand.
– Bien sûr… Aussi fiez-vous à moi si j’entends parler d’une jeunesse comme il vous la faut, je vous l’adresserai tout de suite.
– Il y a encore une chose, reprit Mme Séraphin: M. Ferrand tiendrait, autant que possible, à ce que cette servante n’eût pas de famille, parce qu’ainsi, vous comprenez, n’ayant pas d’occasion de sortir, elle risquerait moins de se déranger; de sorte que, si par hasard cela se trouvait, monsieur préférerait une orpheline, je suppose… d’abord parce que ce serait une bonne action, et puis parce que, je vous l’ai dit, n’ayant ni tenants ni aboutissants, elle n’aurait aucun prétexte pour sortir. Cette misérable Louise est une fière leçon pour monsieur… allez… ma pauvre madame Pipelet! C’est ce qui maintenant le rend si difficile sur le choix d’une domestique. Un tel esclandre dans une pieuse maison comme la nôtre… quelle horreur! Allons, à ce soir; en montant chez M. Bradamanti, j’entrerai chez la mère Burette.
– À ce soir, madame Séraphin, et vous trouverez M. Bradamanti pour sûr.
Mme Séraphin sortit.
– Est-elle acharnée après Bradamanti! dit Mme Pipelet; qu’est-ce qu’elle peut lui vouloir? Et lui, est-il acharné à ne pas la voir avant son départ pour la Normandie! J’avais une fière peur qu’elle ne s’en allât pas, la Séraphin, d’autant plus que M. Bradamanti attend la dame qui est déjà venue hier soir. Je n’ai pas pu bien la voir; mais cette fois-ci je vas joliment tâcher de la dévisager, ni plus ni moins que l’autre jour la particulière de ce commandant de deux liards. Il n’a pas remis les pieds ici! Pour lui apprendre, je vas lui brûler son bois… oui, je le brûlerai, tout ton bois! freluquet manqué. Va donc! avec tes mauvais douze francs et ta robe de chambre de ver luisant! Ça t’a servi à grand-chose! Mais qu’est-ce que c’est que cette dame de M. Bradamanti? Une bourgeoise, ou une femme du commun? Je voudrais bien savoir, car je suis curieuse comme une pie; ça n’est pas ma faute, le bon Dieu m’a faite comme ça. Qu’il s’arrange! voilà mon caractère. Tiens… une idée, et fameuse encore, pour savoir son nom, à cette dame! Il faudra que j’essaie. Mais qui est-ce qui vient là? Ah! c’est mon roi des locataires. Salut! monsieur Rodolphe, dit Mme Pipelet en se mettant au port d’arme, le revers de sa main gauche à sa perruque.
C’était en effet Rodolphe; il ignorait encore la mort de M. d’Harville.
– Bonjour, madame Pipelet, dit-il en entrant. Mlle Rigolette est-elle chez elle? J’ai à lui parler.
– Elle? Ce pauvre petit chat, est-ce qu’elle n’y est pas toujours! Et son travail, donc! Est-ce qu’elle chôme jamais!…
– Et comment va la femme de Morel? Reprend-elle un peu courage?
– Oui, monsieur Rodolphe. Dame! grâce à vous ou au protecteur dont vous êtes l’agent, elle et ses enfants sont si heureux maintenant! Ils sont comme des poissons dans l’eau: ils ont du feu, de l’air, de bons lits, une bonne nourriture, une garde pour les soigner, sans compter Mlle Rigolette, qui tout en travaillant comme un petit castor, et sans avoir l’air de rien, ne les perd pas de l’œil, allez!… et puis il est venu de votre part un médecin nègre voir la femme de Morel… Eh! eh! eh! dites donc, monsieur Rodolphe, je me suis dit à moi-même: «Ah çà! mais c’est donc le médecin des charbonniers, ce moricaud-là? Il peut leur tâter le pouls sans se salir les mains.» C’est égal, la couleur n’y fait rien; il paraît qu’il est fameux médecin, tout de même! Il a ordonné une potion à la femme Morel, qui l’a soulagée tout de suite.
– Pauvre femme! Elle doit être toujours bien triste?
– Oh! oui, monsieur Rodolphe… Que voulez-vous! avoir son mari fou… et puis sa Louise en prison. Voyez-vous, sa Louise, c’est son crève-cœur! Pour une famille honnête, c’est terrible… Et quand je pense que tout à l’heure la mère Séraphin, la femme de charge du notaire, est venue ici dire des horreurs de cette pauvre fille! Si je n’avais pas eu un goujon à lui faire avaler, à la Séraphin, ça ne se serait pas passé comme ça; mais pour le quart d’heure j’ai filé doux. Est-ce qu’elle n’a pas eu le front de venir me demander si je ne connaîtrais pas une jeunesse pour remplacer Louise chez ce grigou de notaire?… Sont-ils roués et avares! Figurez-vous qu’ils veulent une orpheline pour servante, si ça se rencontre. Savez-vous pourquoi, monsieur Rodolphe? C’est censé parce qu’une orpheline, n’ayant pas de parents, n’a pas occasion de sortir pour les voir et qu’elle est bien plus tranquille. Mais ça n’est pas ça, c’est une frime. La vérité vraie est qu’ils voudraient empaumer une pauvre fille qui ne tiendrait à rien, parce que n’ayant personne pour la conseiller, ils la grugeraient sur ses gages tout à leur aise. Pas vrai, monsieur Rodolphe?