– Oui… oui…, répondit celui-ci d’un air préoccupé.
Apprenant que Mme Séraphin cherchait une orpheline pour remplacer Louise comme servante auprès de M. Ferrand, Rodolphe entrevoyait dans cette circonstance un moyen peut-être certain d’arriver à la punition du notaire. Pendant que Mme Pipelet parlait, il modifiait donc peu à peu le rôle qu’il avait jusqu’alors dans sa pensée destiné à Cecily, principal instrument du juste châtiment qu’il voulait infliger au bourreau de Louise Morel.
– J’étais bien sûre que vous penseriez comme moi, reprit Mme Pipelet; oui, je le répète, ils ne veulent chez eux une jeunesse isolée que pour rogner ses gages; aussi plutôt mourir que de leur adresser quelqu’un. D’abord je ne connais personne… mais je connaîtrais n’importe qui, que je l’empêcherais bien d’entrer jamais dans une pareille baraque. N’est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j’aurais raison?
– Madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service?
– Dieu de Dieu! monsieur Rodolphe… faut-il me jeter en travers du feu, friser ma perruque avec de l’huile bouillante? Aimez-vous mieux que je morde quelqu’un? Parlez… je suis toute à vous… moi et mon cœur nous sommes des esclaves… excepté ce qui serait de faire des traits à Alfred…
– Rassurez-vous, madame Pipelet… voilà de quoi il s’agit… J’ai à placer une jeune orpheline… elle est étrangère… elle n’était jamais venue à Paris, et je voudrais la faire entrer chez M. Ferrand…
– Vous me suffoquez!… Comment! Dans cette baraque, chez ce vieil avare?…
– C’est toujours une place… Si la jeune fille dont je vous parle ne s’y trouve pas bien, elle en sortira plus tard… mais au moins elle gagnera tout de suite de quoi vivre… et je serai tranquille sur son compte.
– Dame, monsieur Rodolphe, ça vous regarde, vous êtes prévenu… Si, malgré ça, vous trouvez la place bonne… vous êtes le maître… Et puis aussi, faut être juste, par rapport au notaire: s’il y a du contre, il y a du pour… Il est avare comme un chien, dur comme un âne, bigot comme un sacristain, c’est vrai… mais il est honnête homme comme il n’y en a pas… Il donne peu de gages… mais il les paie rubis sur l’oncle… La nourriture est mauvaise… mais elle est tous les jours la même chose. Enfin, c’est une maison où il faut travailler comme un cheval; mais c’est une maison on ne peut pas plus embêtante… où il n’y a jamais de risque qu’une jeune fille prenne les allures… Louise, c’est un hasard.
– Madame Pipelet, je vais confier un secret à votre honneur.
– Foi d’Anastasie Pipelet, née Galimard, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel… et qu’Alfred ne porte que des habits verts… je serai muette comme une tanche…
– Il ne faudra rien dire à M. Pipelet!…
– Je le jure sur la tête de mon vieux chéri… si le motif est honnête…
– Ah! madame Pipelet!
– Alors nous lui en ferons voir de toutes les couleurs; il ne saura rien de rien; figurez-vous que c’est un enfant de six mois, pour l’innocence et la malice.
– J’ai confiance en vous. Écoutez-moi donc.
– C’est entre nous à la vie, à la mort, mon roi des locataires… Allez votre train.
– La jeune fille dont je vous parle a fait une faute…
– Connu!… Si je n’avais pas à quinze ans épousé Alfred, j’en aurais peut-être commis des cinquantaines… des centaines de fautes! Moi, telle que vous ne voyez… j’étais un vrai salpêtre déchaîné, nom d’un petit bonhomme! Heureusement, Pipelet m’a éteinte dans sa vertu… sans ça… j’aurais fait des folies pour les hommes. C’est pour vous dire que si votre jeune fille n’en a commis qu’une de faute… il y a encore de l’espoir.
– Je le crois aussi. Cette jeune fille était servante, en Allemagne, chez une de mes parentes; le fils de cette parente a été le complice de la faute; vous comprenez?
– Alllllez donc!… je comprends… comme si je l’aurais faite, la faute.
– La mère a chassé la servante; mais le jeune homme a été assez fou pour quitter la maison paternelle et pour amener cette pauvre fille à Paris.
– Que voulez-vous?… Ces jeunes gens…
– Après le coup de tête sont venues les réflexions, réflexions d’autant plus sages que le peu d’argent qu’il possédait était mangé. Mon jeune parent s’est adressé à moi; j’ai consenti à lui donner de quoi retourner auprès de sa mère, mais à condition qu’il laisserait ici cette fille et que je tâcherais de la placer.
– Je n’aurais pas mieux fait pour mon fils… si Pipelet s’était plu à m’en accorder un…
– Je suis enchanté de votre approbation; seulement, comme la jeune fille n’a pas de répondants et qu’elle est étrangère, il est très-difficile de la placer… Si vous vouliez dire à Mme Séraphin qu’un de vos parents, établi en Allemagne, vous a adressé et recommandé cette jeune fille, le notaire la prendrait peut-être à son service; j’en serais doublement satisfait. Cecily, n’ayant été qu’égarée, se corrigerait certainement dans une maison aussi sévère que celle du notaire… C’est pour cette raison surtout que je tiendrais à la voir, cette jeune fille, entrer chez M. Jacques Ferrand. Je n’ai pas besoin de vous dire que présentée par vous… personne si respectable…
– Ah! monsieur Rodolphe…
– Si estimable…
– Ah! mon roi des locataires…
– Que cette jeune fille enfin, recommandée par vous, serait certainement acceptée par Mme Séraphin, tandis que présentée par moi…
– Connu!… C’est comme si je présentais un petit jeune homme! Eh bien! tope… ça me chausse… Allez donc!… Enfoncée la Séraphin! Tant mieux, j’ai une dent contre elle; je vous réponds de l’affaire, monsieur Rodolphe! Je lui ferai voir des étoiles en plein midi; je lui dirai que depuis je ne sais combien de temps j’ai une cousine établie en Allemagne, une Galimard; que je viens de recevoir la nouvelle qu’elle est défunte, comme son mari, et que leur fille, qui est orpheline, va me tomber sur le dos d’un jour à l’autre.
– Très-bien… Vous conduirez vous-même Cecily chez M. Ferrand, sans en parler davantage à Mme Séraphin. Comme il y a vingt ans que vous n’avez vu votre cousine, vous n’aurez rien à répondre, si ce n’est que depuis son départ pour l’Allemagne vous n’aviez eu d’elle aucune nouvelle.
– Ah çà! mais si la jeunesse ne baragouine que l’allemand?
– Elle parle parfaitement français. Je lui ferai sa leçon; ne vous occupez de rien, sinon de la recommander très-instamment à Mme Séraphin; ou plutôt, j’y songe, non… car elle soupçonnerait peut-être que vous voulez lui forcer la main… Vous le savez, souvent il suffit qu’on demande quelque chose pour qu’on vous refuse…