À ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s’ouvrit brusquement.
Clémence poussa un cri; Rodolphe tressaillit.
M. d’Harville parut, pâle, ému, profondément attendri, les yeux humides de larmes.
Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant la lettre de Sarah:
– Monseigneur… voici la lettre infâme que j’ai reçue tout à l’heure devant vous… Veuillez la brûler après l’avoir lue.
Clémence regardait son mari avec stupeur.
– Oh! c’est infâme! s’écria Rodolphe indigné.
– Eh bien! monseigneur… Il y a quelque chose de plus lâche encore que cette lâcheté anonyme… C’est ma conduite!
– Que voulez-vous dire?
– Tout à l’heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement, hardiment, je vous l’ai cachée, j’ai feint le calme pendant que j’avais la jalousie, la rage, le désespoir dans le cœur… Ce n’est pas tout… Savez-vous ce que j’ai fait, monseigneur? Je suis allé honteusement me tapir derrière cette porte pour vous épier… Oui, j’ai été assez misérable pour douter de votre loyauté, de votre honneur… Oh! l’auteur de ces lettres sait à qui il les adresse… Il sait combien ma tête est faible… Eh bien! monseigneur, dites, après avoir entendu ce que je viens d’entendre, car je n’ai pas perdu un mot de votre entretien, car je sais quels intérêts vous attirent rue du Temple… après avoir été assez bassement défiant pour me faire le complice de cette horrible calomnie en y croyant… n’est-ce pas à genoux que je dois vous demander grâce et pitié?… Et c’est que ce que je fais, monseigneur… et c’est ce que je fais, Clémence car je n’ai plus d’espoir que dans votre générosité.
– Eh! mon Dieu, mon cher Albert, qu’ai-je à vous pardonner? dit Rodolphe en tendant ses deux mains au marquis avec la plus touchante cordialité. Maintenant, vous savez nos secrets, à moi et à Mme d’Harville; j’en suis ravi, je pourrai vous sermonner tout à mon aise. Me voici votre confident forcé, et, ce qui vaut encore mieux, vous voici le confident de Mme d’Harville: c’est dire que vous connaissez maintenant tout ce que vous devez attendre de ce noble cœur.
– Et vous, Clémence, dit tristement M. d’Harville à sa femme, me pardonnerez-vous encore cela?
– Oui, à condition que vous m’aiderez à assurer votre bonheur… Et elle tendit la main à son mari, qui la serra avec émotion.
– Ma foi, mon cher marquis, s’écria Rodolphe, nos ennemis sont maladroits! Grâce à eux, nous voici plus intimes que par le passé. Vous n’avez jamais plus justement apprécié Mme d’Harville, jamais elle ne vous a été plus dévouée. Avouez que nous sommes bien vengés des envieux et des méchants! C’est toujours cela, en attendant mieux… car je devine d’où le coup est parti, et je n’ai pas l’habitude de souffrir patiemment le mal que l’on fait à mes amis. Mais ceci me regarde. Adieu, madame, voici notre intrigue découverte, vous ne serez plus seule à secourir vos protégés. Soyez tranquille, nous renouerons bientôt quelque mystérieuse entreprise, et le marquis sera bien fin s’il la découvre.
Après avoir accompagné Rodolphe jusqu’à sa voiture pour le remercier encore, le marquis rentra chez lui sans revoir Clémence.
III Réflexions
Il serait difficile de peindre les sentiments tumultueux et contraires dont fut agité M. d’Harville lorsqu’il se trouva seul.
Il reconnaissait avec joie l’insigne fausseté de l’accusation portée contre Rodolphe et contre Clémence; mais il était aussi convaincu qu’il lui fallait renoncer à l’espoir d’être aimé d’elle. Plus, dans sa conversation avec Rodolphe, Clémence s’était montrée résignée, courageuse, résolue au bien, plus il se reprochait amèrement d’avoir, par un coupable égoïsme, enchaîné cette malheureuse jeune femme à son sort.
Loin d’être consolé par l’entretien qu’il avait surpris, il tomba dans une tristesse, dans un accablement inexprimables.
La richesse oisive a cela de terrible que rien ne la distrait, que rien ne la défend des ressentiments douloureux. N’étant jamais forcément préoccupée des nécessités de l’avenir ou des labeurs de chaque jour, elle demeure tout entière en proie aux grandes afflictions morales.
Pouvant posséder ce qui se possède à prix d’or, elle désire ou elle regrette avec une violence inouïe ce que l’or seul ne peut donner.
La douleur de M. d’Harville était désespérée, car il ne voulait, après tout, rien que de juste, que de légal.
«La possession… sinon l’amour de sa femme.»
Or, en face des refus inexorables de Clémence, il se demandait si ce n’était pas une dérision amère que ces paroles de la loi:
«La femme appartient à son mari.»
À quel pouvoir, à quelle intervention recourir pour vaincre cette froideur, cette répugnance qui changeaient sa vie en un long supplice, puisqu’il ne devait, ne pouvait, ne voulait aimer que sa femme?
Il lui fallait reconnaître qu’en cela, comme en tant d’autres incidents de la vie conjugale, la simple volonté de l’homme ou de la femme se substituait impérieusement, sans appel, sans répression possible, à la volonté souveraine de la loi.
À ces transports de vaine colère succédait parfois un morne abattement.
L’avenir lui pesait, lourd, sombre, glacé.
Il pressentait que le chagrin rendrait sans doute plus fréquentes encore les crises de son effroyable maladie.
– Oh! s’écria-t-il, à la fois attendri et désolé, c’est ma faute… c’est ma faute! Pauvre malheureuse femme! je l’ai trompée… indignement trompée! Elle peut… elle doit me haïr… et pourtant, tout à l’heure encore, elle m’a témoigné l’intérêt le plus touchant; mais, au lieu de me contenter de cela, ma folle passion m’a égaré, je suis devenu tendre, j’ai parlé de mon amour, et à peine mes lèvres ont-elles effleuré sa main qu’elle a tressailli de frayeur. Si j’avais pu douter encore de la répugnance invincible que je lui inspire, ce qu’elle a dit au prince ne m’aurait laissé aucune illusion. Oh! c’est affreux… affreux.
«Et de quel droit lui a-t-elle confié ce hideux secret? Cela est une trahison indigne! De quel droit? Hélas! du droit que les victimes ont de se plaindre de leur bourreau. Pauvre enfant, si jeune, si aimante, tout ce qu’elle a trouvé de plus cruel à dire contre l’horrible existence que je lui ai faite… c’est que tel n’était pas le sort qu’elle avait rêvé, et qu’elle était bien jeune pour renoncer à l’amour! Je connais Clémence… cette parole qu’elle m’a donnée, qu’elle a donnée au prince, elle la tiendra désormais: elle sera pour moi la plus tendre des sœurs. Eh bien!… ma position n’est-elle pas encore digne d’envie?… Aux rapports froids et contraints qui existaient entre nous vont succéder des relations affectueuses et douces, tandis qu’elle aurait pu me traiter toujours avec un mépris glacial, sans qu’il me fût possible de me plaindre.
«Allons, je me consolerai en jouissant de ce qu’elle m’offre. Ne serai-je pas encore trop heureux? Trop heureux! oh! que je suis faible, que je suis lâche! N’est-ce pas ma femme, après tout? N’est-elle pas à moi, bien à moi? La loi ne me reconnaît-elle pas mon pouvoir sur elle? Ma femme résiste… eh bien! j’ai le droit de…
Il s’interrompit avec un éclat de rire sardonique.
– Oh! oui, la violence, n’est-ce pas! Maintenant la violence! Autre infamie. Mais que faire alors? Car je l’aime, moi! je l’aime comme un insensé… Je n’aime qu’elle… Je ne veux qu’elle… Je veux son amour, et non sa tiède affection de sœur. Oh! à la fin il faudra bien qu’elle ait pitié… elle est si bonne, elle me verra si malheureux! Mais non, non! jamais! Il est une cause d’éloignement qu’une femme ne surmonte pas. Le dégoût… oui… le dégoût… entends-tu? le dégoût!… Il faut bien te convaincre de cela: ton horrible infirmité lui fera horreur… toujours… entends-tu? toujours! s’écria M. d’Harville dans une douloureuse exaltation.