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– Oh! cela est abominable!… Mettre ce travail au prix de la honte de Claire!… Nous retirer impitoyablement ce chétif moyen d’existence, parce que je n’ai pas voulu que ma fille allât travailler seule le soir chez lui!… Peut-être trouverons-nous de l’ouvrage ailleurs, en couture ou en broderie… Mais, quand on ne connaît personne, c’est si difficile!… Dernièrement encore, j’ai tenté en vain… Lorsqu’on est si misérablement logé, on n’inspire aucune confiance, et pourtant la petite somme qui nous reste une fois épuisée, que faire?… Que devenir?… Il ne nous restera plus rien… mais plus rien… sur la terre… mais pas une obole… et j’étais riche pourtant!… Ne songeons pas à cela… ces pensées me donnent le vertige… me rendent folle… Voilà ma faute, c’est de trop m’appesantir sur ces idées, au lieu de tâcher de m’en distraire… C’est cela qui m’aura rendue malade… non, non, je ne suis pas malade… je crois même que j’ai moins de fièvre, ajouta la malheureuse mère en se tâtant le pouls elle-même.

Mais, hélas! les pulsations précipitées, saccadées, irrégulières, qu’elle sentit battre sous sa peau à la fois sèche et froide ne lui laissèrent pas d’illusion.

Après un moment de morne et sombre désespoir, elle dit avec amertume:

– Seigneur, mon Dieu! pourquoi nous accabler ainsi? Quel mal avons-nous jamais fait? Ma fille n’était-elle pas un modèle de candeur et de piété? son père, l’honneur même? N’ai-je pas toujours vaillamment rempli mes devoirs d’épouse et de mère? Pourquoi permettre qu’un misérable fasse de nous ses victimes?… Cette pauvre enfant surtout!… Quand je pense que sans le vol de ce notaire je n’aurais aucune crainte sur le sort de ma fille… Nous serions à cette heure dans notre maison, sans inquiétude pour l’avenir, seulement tristes et malheureuses de la mort de mon pauvre frère; dans deux ou trois ans, j’aurais songé à marier Claire, et j’aurais trouvé un homme digne d’elle, si bonne, si charmante, si belle!… Qui n’eût pas été heureux d’obtenir sa main?… Je voulais d’ailleurs, me réservant une petite pension pour vivre auprès d’elle, lui abandonner en mariage tout ce que je possédais, cent mille écus au moins… car j’aurais pu encore faire quelques économies; et quand une jeune personne aussi jolie, aussi bien élevée que mon enfant chérie, apporte en dot plus de cent mille écus…

Puis, revenant par un douloureux contraste à la triste réalité de sa position, Mme de Fermont s’écria dans une sorte de délire:

– Mais il est pourtant impossible que, parce que le notaire le veut, je voie patiemment ma fille réduite à la plus affreuse misère… elle qui avait droit à tant de félicité…

«Si les lois laissent ce crime impuni, je ne le laisserai pas; car, enfin, si le sort me pousse à bout, si je ne trouve pas moyen de sortir de l’atroce position où ce misérable m’a jetée avec mon enfant, je ne sais pas ce que je ferai… je serai capable de le tuer, moi, cet homme. Après, on fera de moi ce qu’on voudra… j’aurai pour moi toutes les mères…

«Oui… mais ma fille?… Ma fille? La laisser seule, abandonnée, voilà ma terreur, voilà pourquoi je ne veux pas mourir… voilà pourquoi je ne puis pas tuer cet homme. Que deviendrait-elle? elle a seize ans… elle est jeune et sainte comme un ange… mais elle est si belle!… Mais l’abandon, mais la misère, mais la faim… quel effrayant vertige tous ces malheurs réunis ne peuvent-ils pas causer à une enfant de cet âge… et alors… et alors dans quel abîme ne peut-elle pas tomber?

«Oh! c’est affreux… à mesure que je creuse ce mot, misère, j’y trouve d’épouvantables choses. La misère… la misère est atroce pour tous, mais peut-être plus atroce encore pour ceux qui ont toute leur vie vécu dans l’aisance. Ce que je ne me pardonne pas, c’est, en présence de tant de maux menaçants, de ne pouvoir vaincre un malheureux sentiment de fierté. Il me faudrait voir ma fille manquer absolument de pain pour me résigner à mendier… Comme je suis lâche, pourtant!

Et elle ajouta avec une sombre amertume:

– Ce notaire m’a réduite à l’aumône, il faut pourtant que je me rompe aux nécessités de ma position; il ne s’agit plus de scrupules, de délicatesse, cela était bon autrefois; maintenant il faut que je tende la main pour ma fille et pour moi; oui, si je ne trouve pas de travail… il faudra bien me résoudre à implorer la charité des autres, puisque le notaire l’aura voulu.

«Il y a sans doute là-dedans une adresse, un art que l’expérience vous donne; j’apprendrai; c’est un métier comme un autre, ajouta-t-elle avec une sorte d’exaltation délirante. Il me semble pourtant que j’ai tout ce qu’il faut pour intéresser… des malheurs horribles, immérités, et une fille de seize ans… un ange… oui, mais il faut savoir, il faut oser faire valoir ces avantages; j’y parviendrai. Après tout, de quoi me plaindrais-je? s’écria-t-elle avec un éclat de rire sinistre. La fortune est précaire, périssable… Le notaire m’aura au moins appris un état.

Mme de Fermont resta un moment absorbée dans ses pensées; puis elle reprit avec plus de calme:

– J’ai souvent pensé à demander un emploi; ce que j’envie, c’est le sort de la domestique de cette femme qui loge au premier; si j’avais cette place, peut-être, avec mes gages, pourrais-je suffire aux besoins de Claire… peut-être, par la protection de cette femme, pourrais-je trouver quelque ouvrage pour ma fille… qui resterait ici… Comme cela je ne la quitterais pas. Quel bonheur… si cela pouvait s’arranger ainsi!… Oh! non, non, ce serait trop beau… ce serait un rêve!… Et puis, pour prendre sa place, il faudrait faire renvoyer cette servante… et peut-être son sort serait-il alors aussi malheureux que le nôtre. Eh bien! tant pis, tant pis… a-t-on mis du scrupule à me dépouiller, moi? Ma fille avant tout. Voyons, comment m’introduire chez cette femme du premier? Par quel moyen évincer sa domestique? Car une telle place serait pour nous une position inespérée.

Deux ou trois coups violents frappés à la porte firent tressaillir Mme de Fermont et éveillèrent sa fille en sursaut.

– Mon Dieu! maman, qu’y a-t-il? s’écria Claire en se levant brusquement sur son séant; puis, par un mouvement machinal, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère, qui, aussi effrayée, se serra contre sa fille en regardant la porte avec terreur.

– Maman, qu’est-ce donc? répéta Claire.

– Je ne sais, mon enfant… Rassure-toi… ce n’est rien… on a seulement frappé… c’est peut-être la réponse qu’on nous apporte de la poste restante…

À cet instant la porte vermoulue s’ébranla de nouveau sous le choc de plusieurs vigoureux coups de poing.

– Qui est là? dit Mme de Fermont d’une voix tremblante.

Une voix ignoble, rauque, enrouée, répondit:

– Ah çà! vous êtes donc sourdes, les voisines? Ohé!… les voisines! Ohé!…

– Que voulez-vous? Monsieur, je ne vous connais pas, dit Mme de Fermont en tâchant de dissimuler l’altération de sa voix.

– Je suis Robin… votre voisin… donnez-moi du feu pour allumer ma pipe… allons, houp! et plus vite que ça!

– Mon Dieu! c’est cet homme boiteux qui est toujours ivre, dit tout bas la mère à sa fille.

– Ah çà!… allez-vous me donner du feu, ou j’enfonce tout… nom d’un tonnerre!

– Monsieur… je n’ai pas de feu…

– Vous devez avoir des allumettes chimiques… tout le monde en a… ouvrez-vous… voyons?