– Tu feras mettre ces lettres à la poste.
– Oui, monsieur le marquis; mais où recevrez-vous ces messieurs tout à l’heure?
– Ici, dans mon cabinet, ils fumeront après déjeuner, et l’odeur du tabac n’arrivera pas chez Mme d’Harville.
À ce moment on entendit le bruit d’une voiture dans la cour de l’hôtel.
– C’est Mme la marquise qui va sortir, elle a demandé ce matin ses chevaux de très-bonne heure, dit Joseph.
– Cours alors la prier de vouloir bien passer ici avant de sortir.
– Oui, monsieur le marquis.
À peine le domestique fut-il parti que M. d’Harville s’approcha d’une glace et s’examina attentivement.
– Bien, bien, dit-il d’une voix sourde, c’est cela… les joues colorées, le regard brillant… Joie ou fièvre… peu importe… pourvu qu’on s’y trompe. Voyons, maintenant, le sourire aux lèvres. Il y a tant de sortes de sourires! Mais qui pourrait distinguer le faux du vrai? Qui pourrait pénétrer sous ce masque menteur, dire: «Ce rire cache un sombre désespoir, cette gaieté bruyante cache une pensée de mort»? Qui pourrait deviner cela? Personne… heureusement… personne… Personne? Oh! si… l’amour ne s’y méprendrait pas, lui; son instinct l’éclairerait. Mais j’entends ma femme… ma femme! Allons… à ton rôle, histrion sinistre.
Clémence entra dans le cabinet de M. d’Harville.
– Bonjour, Albert, mon bon frère, lui dit-elle d’un ton plein de douceur et d’affection en lui tendant la main. Puis, remarquant l’expression souriante de la physionomie de son mari: Qu’avez-vous donc, mon ami? Vous avez l’air radieux.
– C’est qu’au moment où vous êtes entrée, ma chère petite sœur, je pensais à vous… De plus, j’étais sous l’impression d’une excellente résolution…
– Cela ne m’étonne pas…
– Ce qui s’est passé hier, votre admirable générosité, la noble conduite du prince, tout cela m’a donné beaucoup à réfléchir, et je me suis converti à vos idées; mais converti tout à fait, en regrettant mes velléités de révolte d’hier… que vous excuserez, au moins par coquetterie, n’est-ce pas? ajouta-t-il en souriant. Et vous ne m’auriez pas pardonné, j’en suis sûr, de renoncer trop facilement à votre amour.
– Quel langage! quel heureux changement! s’écria Mme d’Harville. Ah! j’étais bien sûre qu’en m’adressant à votre cœur, à votre raison, vous me comprendriez. Maintenant, je ne doute plus de l’avenir.
– Ni moi non plus, Clémence, je vous l’assure. Oui, depuis ma résolution de cette nuit, cet avenir, qui me semblait vague et sombre s’est singulièrement éclairci, simplifié.
– Rien de plus naturel, mon ami; maintenant nous marchons vers un même but, appuyés fraternellement l’un sur l’autre. Au bout de notre carrière, nous nous retrouverons ce que nous sommes aujourd’hui. Ce sentiment sera inaltérable. Enfin, je veux que vous soyez heureux; et ce sera, car je l’ai mis là, dit Clémence en posant son doigt sur son front. Puis, elle reprit avec une expression charmante, en abaissant sa main sur son cœur: Non, je me trompe, c’est là… que cette bonne pensée veillera incessamment… pour vous… et pour moi aussi; et vous verrez, monsieur mon frère, ce que c’est que l’entêtement d’un cœur bien dévoué.
– Chère Clémence! répondit M. d’Harville avec une émotion contenue.
Puis, après un moment de silence, il reprit gaiement:
– Je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici avant votre départ, pour vous prévenir que je ne pouvais pas prendre ce matin le thé avec vous. J’ai plusieurs personnes à déjeuner; c’est une espèce d’impromptu pour fêter l’heureuse issue du duel de ce pauvre Lucenay, qui, du reste, n’a été que très-légèrement blessé par son adversaire.
Mme d’Harville rougit en songeant à la cause de ce dueclass="underline" un propos ridicule adressé devant elle par M. de Lucenay à M. Charles Robert.
Ce souvenir fut cruel pour Clémence, il lui rappelait une erreur dont elle avait honte.
Pour échapper à cette pénible impression, elle dit à son mari:
– Voyez quel singulier hasard: M. de Lucenay vient déjeuner avec vous; je vais, moi, peut-être très-indiscrètement, m’inviter ce matin chez Mme de Lucenay; car j’ai beaucoup à causer avec elle de mes deux protégées inconnues. De là je compte aller à la prison de Saint-Lazare avec Mme de Blainval; car vous ne savez pas toutes mes ambitions: à cette heure j’intrigue pour être admise dans l’œuvre des jeunes détenues.
– En vérité vous êtes insatiable, dit M. d’Harville en souriant; puis il ajouta avec une douloureuse émotion qui, malgré ses efforts, se trahit quelque peu: Ainsi, je ne vous verrai plus… d’aujourd’hui? se hâta-t-il de dire.
– Êtes-vous contrarié que je sorte de si matin? lui demanda vivement Clémence, étonnée de l’accent de sa voix. Si vous le désirez, je puis remettre ma visite à Mme de Lucenay.
Le marquis avait été sur le point de se trahir; il reprit du ton le plus affectueux:
– Oui, ma chère petite sœur, je suis aussi contrarié de vous voir sortir que je serai impatient de vous voir rentrer. Voilà de ces défauts dont je ne me corrigerai jamais.
– Et vous ferez bien, mon ami, car j’en serais désolée.
Un timbre annonçant une visite retentit dans l’hôtel.
– Voilà sans doute un de vos convives, dit Mme d’Harville. Je vous laisse. À propos, ce soir, que faites-vous? Si vous n’avez pas disposé de votre soirée, j’exige que vous m’accompagniez aux Italiens; peut-être maintenant la musique vous plaira-t-elle davantage!
– Je me mets à vos ordres avec le plus grand plaisir.
– Sortez-vous tantôt, mon ami? Vous reverrai-je avant dîner?
– Je ne sors pas… Vous me retrouverez… ici.
– Alors, en revenant, je viendrai savoir si votre déjeuner de garçon a été amusant.
– Adieu, Clémence.
– Adieu, mon ami… à bientôt!… Je vous laisse le champ libre, je vous souhaite mille bonnes folies… Soyez bien gai!
Et, après avoir cordialement serré la main de son mari, Clémence sortit par une porte un moment avant que M. de Lucenay n’entrât par une autre.
– Elle me souhaite mille bonnes folies… Elle m’engage à être gai… Dans ce mot: adieu, dans ce dernier cri de mon âme à l’agonie, dans cette parole de suprême et éternelle séparation, elle a compris: à bientôt… Et elle s’en va tranquille, souriante… Allons… cela fait honneur à ma dissimulation… Par le ciel! je ne me croyais pas si bon comédien… Mais voici Lucenay…
V Déjeuner de garçons
M. de Lucenay entra chez M. d’Harville.
La blessure du duc avait si peu de gravité qu’il ne portait même plus son bras en écharpe; sa physionomie était toujours goguenarde et hautaine, son agitation toujours incessante, sa manie de tracasser toujours insurmontable. Malgré ses travers, ses plaisanteries de mauvais goût, malgré son nez démesuré qui donnait à sa figure un caractère presque grotesque, M. de Lucenay n’était pas, nous l’avons dit, un type vulgaire, grâce à une sorte de dignité naturelle et de courageuse impertinence qui ne l’abandonnait jamais.
– Combien vous devez me croire indifférent à ce qui vous regarde, mon cher Henri! dit M. d’Harville en tendant la main à M. de Lucenay; mais c’est seulement ce matin que j’ai appris votre fâcheuse aventure.