Et quand venait la nuit tiède et sereine, que d’ombre, que de parfum, que de silence dans les bosquets odorants dont l’épais feuillage servait de dais aux sofas rustiques faits de joncs et de nattes indiennes!
Pendant l’hiver, au contraire, excepté la porte de glace qui s’ouvrait sur la serre chaude, tout était bien clos: la soie transparente des stores, le réseau de dentelles des rideaux rendaient le jour plus mystérieux encore; sur tous les meubles, des masses de végétaux exotiques semblaient jaillir de grandes coupes étincelantes d’or et d’émail.
Dans cette retraite silencieuse, remplie de fleurs odorantes, de tableaux voluptueux, on aspirait une sorte d’atmosphère amoureuse, enivrante, qui plongeait l’âme et les sens dans de brûlantes langueurs…
Enfin, pour faire les honneurs de ce temple qui paraissait élevé à l’amour antique ou aux divinités nues de la Grèce, un homme, jeune et beau, élégant et distingué, tour à tour spirituel ou tendre, romanesque ou libertin, tantôt moqueur et gai jusqu’à la folie, tantôt plein de charme et de grâce, excellent musicien, doué d’une de ces voix vibrantes, passionnées, que les femmes ne peuvent entendre chanter sans ressentir une impression profonde… presque physique, enfin un homme amoureux surtout… amoureux toujours… tel était le vicomte.
À Athènes il eût été sans doute admiré, exalté, déifié à l’égal d’Alcibiade; de nos jours, et à l’époque dont nous parlons, le vicomte n’était plus qu’un ignoble faussaire, qu’un misérable escroc.
Le premier étage de la maison de M. de Saint-Remy avait au contraire un aspect tout viril.
C’est là qu’il recevait ses nombreux amis, tous d’ailleurs de la meilleure compagnie.
Là, rien de coquet, rien d’efféminé: un ameublement simple et sévère, pour ornements de belles armes, des portraits de chevaux de course, qui avaient gagné au vicomte bon nombre de magnifiques vases d’or et d’argent posés sur les meubles; la tabagie et le salon de jeu avoisinaient une joyeuse salle à manger, où huit personnes (nombre de convives strictement limité lorsqu’il s’agit d’un dîner savant) avaient bien des fois apprécié l’excellence du cuisinier et le non moins excellent mérite de la cave du vicomte, avant de tenir contre lui quelque nerveuse partie de whist de cinq à six cents louis, ou d’agiter bruyamment les cornets d’un creps infernal.
Ces deux nuances assez tranchées de l’habitation de M. de Saint-Remy exposées, le lecteur voudra bien nous suivre dans des régions plus infimes, entrer dans la cour des remises et monter le petit escalier qui conduisait au très-confortable appartement d’Edwards Patterson, chef d’écurie de M. de Saint-Remy.
Cet illustre coachman avait invité à déjeuner M. Boyer, valet de chambre de confiance du vicomte. Une très-jolie servante anglaise s’étant retirée après avoir apporté la théière d’argent, nos deux personnages restèrent seuls.
Edwards était âgé de quarante ans environ; jamais plus habile et plus gros cocher ne fit gémir son siège sous une rotondité plus imposante, n’encadra dans sa perruque blanche une figure plus rubiconde et ne réunit plus élégamment dans sa main gauche les quadruples guides d’un four-in-hand; aussi fin connaisseur en chevaux que Tatersail de Londres, ayant été dans sa jeunesse aussi bon entraîneur que le vieux et célèbre Chiffney, le vicomte avait trouvé dans Edwards, chose rare, un excellent cocher et un homme très-capable de diriger l’entraînement de quelques chevaux de course qu’il avait eus pour tenir des paris.
Edwards, lorsqu’il n’étalait pas sa somptueuse livrée brun et argent sur la housse blasonnée de son siège, ressemblait fort à un honnête fermier anglais; c’est sous cette dernière apparence que nous le présenterons au lecteur, en ajoutant toutefois que, sous cette face large et colorée, on devinait l’impitoyable et diabolique astuce d’un maquignon.
M. Boyer, son convive, valet de chambre de confiance du vicomte, était un grand homme mince, à cheveux gris et plats, au front chauve, au regard fin, à la physionomie froide, discrète et réservée; il s’exprimait en termes choisis, avait des manières polies, aisées, quelque peu de lettres, des opinions politiques conservatrices, et pouvait honorablement tenir sa partie de premier violon dans un quatuor d’amateurs; de temps en temps, il prenait du meilleur air du monde une prise de tabac dans une tabatière d’or rehaussée de perles fines… après quoi il secouait négligemment du revers de sa main, aussi soignée que celle de son maître, les plis de sa chemise de fine toile de Hollande.
– Savez-vous, mon cher Edwards, dit Boyer, que votre servante Betty fait une petite cuisine bourgeoise fort supportable?
– Ma foi, c’est une bonne fille, dit Edwards, qui parlait parfaitement français, et je l’emmènerai avec moi dans mon établissement, si toutefois je me décide à le prendre; et à ce propos, puisque nous voici seuls, mon cher Boyer, parlons affaires, vous les entendez très-bien?
– Moi, oui, un peu, dit modestement Boyer en prenant une prise de tabac. Cela s’apprend si naturellement… quand on s’occupe de celles des autres.
– J’ai donc un conseil très-important à vous demander; c’est pour cela que je vous avais prié de venir prendre une tasse de thé avec moi.
– Tout à votre service, mon cher Edwards.
– Vous savez qu’en dehors des chevaux de course, j’avais un forfait avec M. le vicomte, pour l’entretien complet de son écurie, bêtes et gens, c’est-à-dire huit chevaux et cinq ou six grooms et boys, à raison de vingt-quatre mille francs par an, mes gages compris.
– C’était raisonnable.
– Pendant quatre ans, M. le vicomte m’a exactement payé; mais, vers le milieu de l’an passé, il m’a dit: «Edwards, je vous dois environ vingt-quatre mille francs. Combien estimez-vous, au plus bas prix, mes chevaux et mes voitures? – Monsieur le vicomte, les huit chevaux ne peuvent pas être vendus moins de trois mille francs chaque, l’un dans l’autre, et encore c’est donné (et c’est vrai, Boyer; car la paire de chevaux de phaéton a été payée cinq cents guinées), ça fera donc vingt-quatre mille francs pour les chevaux. Quant aux voitures, il y en a quatre, mettons douze mille francs, ce qui, joint aux vingt-quatre mille francs des chevaux, fait trente-six mille francs. – Eh bien! a repris M. le vicomte, achetez-moi le tout à ce prix-là, à condition que pour les douze mille francs que vous me redevrez, vos avances remboursées, vous entretiendrez et laisserez à ma disposition chevaux, gens et voitures pendant six mois.»
– Et vous avez sagement accepté le marché, Edwards? C’était une affaire d’or.
– Sans doute; dans quinze jours les six mois seront écoulés, je rentre dans la propriété des chevaux et des voitures.
– Rien de plus simple. L’acte a été rédigé par M. Badinot, l’homme d’affaires de M. le vicomte. En quoi avez-vous besoin de mes conseils?
– Que dois-je faire? Vendre les chevaux et les voitures par cause de départ de M. le vicomte, et tout se vendra très-bien, car il est connu pour le premier amateur de Paris; ou dois-je m’établir marchand de chevaux, avec mon écurie, qui ferait un joli commencement? Que me conseillez-vous?
– Je vous conseille de faire ce que je ferai moi-même.
– Comment?
– Je me trouve dans la même position que vous.