– J’attendrai, dit le comte.
Et il passa outre.
– Eh! l’ami, l’ami! on n’entre pas ainsi dans les maisons! s’écria le portier en courant après le comte et en le prenant par le bras.
– Comment, drôle! répondit le vieillard d’un air menaçant en levant sa canne, tu oses me toucher!…
– J’oserai bien autre chose si vous ne sortez pas tout de suite. Je vous ai dit que M. le vicomte n’y était pas, ainsi allez-vous-en.
À ce moment, Boyer, attiré par ces éclats de voix, parut sur le perron de la maison.
– Quel est ce bruit? demanda-t-il.
– Monsieur Boyer, c’est cet homme qui veut absolument entrer, quoique je lui aie dit que M. le vicomte n’y était pas.
– Finissons! reprit le comte en s’adressant à Boyer, qui s’était approché; je veux voir mon fils… S’il est sorti, je l’attendrai…
Nous l’avons dit, Boyer n’ignorait ni l’existence ni la misanthropie du père de son maître; assez physionomiste d’ailleurs, il ne douta pas un moment de l’identité du comte, le salua respectueusement et répondit:
– Si Monsieur le comte veut bien me suivre, je suis à ses ordres…
– Allez, dit M. de Saint-Remy, qui accompagna Boyer, au profond ébahissement du portier.
Toujours précédé du valet de chambre, le comte arriva au premier étage et suivit son guide, qui, lui faisant traverser le cabinet de travail de Florestan de Saint-Remy (nous désignerons désormais le vicomte par ce nom de baptême pour le distinguer de son père), l’introduisit dans un petit salon communiquant à cette pièce, et situé immédiatement au-dessus du boudoir du rez-de-chaussée.
– M. le vicomte a été obligé de sortir ce matin, dit Boyer; si Monsieur le comte veut prendre la peine de l’attendre, il ne tardera pas à rentrer.
Et le valet de chambre disparut.
Resté seul, le comte regarda autour de lui avec assez d’indifférence; mais tout à coup, il fit un brusque mouvement, sa figure s’anima, ses joues s’empourprèrent, la colère contracta ses traits.
Il venait d’apercevoir le portrait de sa femme… de la mère de Florestan de Saint-Remy.
Il croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête comme pour échapper à cette vision et marcha à grands pas.
– Cela est étrange! disait-il; cette femme est morte; j’ai tué son amant, et ma blessure est aussi vive, aussi douloureuse qu’au premier jour… Ma soif de vengeance n’est pas encore éteinte, ma farouche misanthropie, en m’isolant presque absolument du monde, m’a laissé face à face avec la pensée de mon outrage. Oui, car la mort du complice de cette infâme a vengé mon outrage, mais ne l’a pas effacé de mon souvenir.
«Oh! je le sens, ce qui rend ma haine incurable, c’est de songer que pendant quinze ans j’ai été dupe; c’est que pendant quinze ans j’ai entouré d’estime, de respect, une misérable qui m’avait indignement trompé. C’est que j’ai aimé son fils, le fils de son crime, comme s’il eût été mon enfant… car l’aversion que m’inspire maintenant ce Florestan ne me prouve que trop qu’il est le fruit de l’adultère!
«Et pourtant je n’ai pas la certitude absolue de son illégitimité; il est possible enfin qu’il soit mon fils… quelquefois ce doute m’est affreux… S’il était mon fils pourtant! Alors l’abandon où je l’ai laissé, l’éloignement, que je lui ai toujours témoigné, mon refus de le jamais voir, seraient impardonnables. Mais, après tout, il est riche, jeune, heureux: à quoi lui aurais-je été utile?… Oui, mais sa tendresse eût peut-être adouci les chagrins que m’a causés sa mère!
Après un moment de réflexion profonde, le comte reprit en haussant les épaules:
– Encore ces suppositions insensées, sans issue, qui ravivent toutes les peines! Soyons homme, et surmontons la stupide et pénible émotion que je ressens en songeant que je vais revoir celui que, pendant dix années, j’ai aimé avec la plus folle idolâtrie, que j’ai aimé comme mon fils, lui! lui! l’enfant de cet homme que j’ai vu tomber sous mon épée avec tant de bonheur, de cet homme dont j’ai vu couler le sang avec tant de joie! Et ils m’ont empêché d’assister à son agonie… à sa mort!… Oh! ils ne savaient pas ce que c’est que d’avoir été frappé aussi cruellement que je l’ai été!… Et puis, penser que mon nom, toujours respecté, honoré, a dû être si souvent prononcé avec insolence et dérision… comme on prononce celui d’un mari trompé!… Penser que mon nom… mon nom dont j’ai toujours été si fier, appartient à cette heure au fils de l’homme dont j’aurais voulu arracher le cœur!… Oh! je ne sais pas comment je ne deviens pas fou quand je songe à cela!
Et M. de Saint-Remy, continuant de marcher avec agitation, souleva machinalement la portière qui séparait le salon du cabinet de travail de Florestan et fit quelques pas dans cette dernière pièce.
Il avait disparu depuis un instant, lorsqu’une petite porte masquée dans la tenture s’ouvrit doucement, et Mme de Lucenay, enveloppée d’un grand châle de cachemire vert, coiffée d’un chapeau de velours noir très-simple, entra dans le salon que le comte venait de quitter pour un moment.
Expliquons la cause de cette apparition inattendue.
Florestan de Saint-Remy avait donné la veille rendez-vous à la duchesse pour le lendemain matin. Celle-ci ayant, nous l’avons dit, une clef de la petite porte de la ruelle était, comme d’habitude, entrée par la serre chaude, comptant trouver Florestan dans l’appartement du rez-de-chaussée; ne l’y trouvant pas, elle crut (ainsi que cela était arrivé quelquefois) le vicomte occupé à écrire dans son cabinet… Un escalier dérobé conduisait du boudoir au premier. Mme de Lucenay monta sans crainte, supposant que M. de Saint-Remy avait, comme toujours, défendu sa porte.
Malheureusement, une visite assez menaçante de M. Badinot ayant obligé Florestan de sortir précipitamment, il avait oublié le rendez-vous de Mme de Lucenay.
Celle-ci, ne voyant personne, allait entrer dans le cabinet, lorsque les rideaux de la portière du salon s’écartèrent, et la duchesse se trouva en face à face avec le père de Florestan.
Elle ne put retenir un cri d’effroi.
– Clotilde! s’écria le comte stupéfait.
Intimement lié avec le comte de Noirmont, père de Mme de Lucenay, M. de Saint-Remy, ayant connu celle-ci enfant et toute jeune fille, l’avait autrefois ainsi familièrement appelée par son nom de baptême.
La duchesse restait immobile, contemplant avec surprise ce vieillard à barbe blanche et mal vêtu, dont elle se rappelait pourtant confusément les traits.
– Vous, Clotilde! répéta le comte avec un accent de reproche douloureux, vous… ici… chez mon fils!
Ces derniers mots fixèrent les souvenirs indécis de Mme de Lucenay; elle reconnut enfin le père de Florestan et s’écria:
– Monsieur de Saint-Remy!
La position était tellement nette et significative que la duchesse, dont on sait d’ailleurs le caractère excentrique et résolu, dédaigna de recourir à un mensonge pour expliquer le motif de sa présence chez Florestan; comptant sur l’affection toute paternelle que le comte lui avait jadis témoignée, elle lui tendit la main et lui dit de cet air à la fois gracieux, cordial et hardi qui n’appartenait qu’à elle:
– Voyons… ne me grondez pas… vous êtes mon plus vieil ami; souvenez-vous qu’il y a vingt ans vous m’appeliez votre chère Clotilde…