– Oui… je vous appelais ainsi… mais…
– Je sais d’avance tout ce que vous allez me dire, vous connaissez ma devise: «Ce qui est, est… Ce qui sera, sera…»
– Ah! Clotilde!…
– Épargnez-moi vos reproches, laissez-moi plutôt vous parler de ma joie de vous revoir; votre présence me rappelle tant de choses: mon pauvre père… d’abord, et puis mes quinze ans… Ah! quinze ans, que c’est beau!
– C’est parce que votre père était mon ami, que…
– Oh! oui, reprit la duchesse en interrompant M. de Saint-Remy, il vous aimait tant! Vous souvenez-vous, il vous appelait en riant l’homme aux rubans verts… Vous lui disiez toujours: «Vous gâtez Clotilde… prenez garde»; et il vous répondait en m’embrassant: «Je le crois bien que je la gâte, et il faut que je me dépêche et que je redouble, car bientôt le monde me l’enlèvera pour la gâter à son tour.» Excellent père! Quel ami j’ai perdu!… Une larme brilla dans les beaux yeux de Mme de Lucenay; puis, tendant la main à M. de Saint-Remy, elle lui dit d’une voix émue: Vrai, je suis heureuse, bien heureuse de vous revoir; vous éveillez des souvenirs si précieux, si chers à mon cœur!…
Le comte, quoiqu’il connût dès longtemps ce caractère original et délibéré, restait confondu de l’aisance avec laquelle Clotilde acceptait cette position si délicate: rencontrer chez son amant le père de son amant!
– Si vous êtes à Paris depuis longtemps, reprit Mme de Lucenay, il est mal à vous de n’être pas venu me voir plus tôt; nous aurions tant causé du passé… car savez-vous que je commence à atteindre l’âge où il y a un charme extrême à dire à de vieux amis: Vous souvenez-vous?
Certes, la duchesse n’eût pas parlé avec un plus tranquille nonchaloir si elle eût reçu une visite du matin à l’hôtel de Lucenay. M. de Saint-Remy ne put s’empêcher de lui dire sévèrement:
– Au lieu de parler du passé, il serait plus à propos de parler du présent… mon fils peut rentrer d’un moment à l’autre, et…
– Non, dit Clotilde en l’interrompant, j’ai la clef de la petite porte de la serre, et on annonce toujours son arrivée par un coup de timbre lorsqu’il rentre par la porte cochère; à ce bruit je disparaîtrai aussi mystérieusement que je suis venue, et je vous laisserai tout à votre joie de revoir Florestan. Quelle douce surprise vous allez lui causer… depuis si longtemps vous l’abandonniez!… Tenez, c’est moi qui aurais des reproches à vous faire.
– À moi?… À moi?…
– Certainement… Quel guide, quel appui a-t-il eu en entrant dans le monde? Et pour mille choses positives les conseils d’un père sont indispensables… Aussi, franchement, il est très-mal à vous de…
Ici Mme de Lucenay, cédant à la bizarrerie de son caractère, ne put s’empêcher de s’interrompre en riant comme une folle et de dire au comte:
– Avouez que la position est au moins singulière, et qu’il est très-piquant que ce soit moi qui vous sermonne.
– Cela est étrange, en effet; mais je ne mérite ni vos sermons ni vos louanges; je viens chez mon fils… mais ce n’est pas pour mon fils… À son âge, il n’a pas ou il n’a plus besoin de mes conseils.
– Que voulez-vous dire?
– Vous devez savoir pour quelles raisons j’ai le monde et surtout Paris en horreur, dit le comte avec une expression pénible et contrainte. Il a donc fallu des circonstances de la dernière importance pour m’obliger à quitter Angers, et surtout à venir ici… dans cette maison… Mais j’ai dû braver mes répugnances et recourir à toutes les personnes qui pouvaient m’aider ou me renseigner à propos de recherches d’un grand intérêt pour moi.
– Oh! alors, dit Mme de Lucenay avec l’empressement le plus affectueux, je vous en prie, disposez de moi, si je puis vous être utile à quelque chose. Est-il besoin de sollicitations? M. de Lucenay doit avoir un certain crédit, car les jours où je vais dîner chez ma grand’tante de Montbrison, il donne à manger chez moi à des députés; on ne fait pas ça sans motifs; cet inconvénient doit être racheté par quelque avantage, probablement… comme qui dirait une certaine influence sur des gens qui en ont beaucoup dans ce temps-ci, dit-on. Encore une fois, si nous pouvons vous servir, regardez-nous comme à vous. Il y a encore mon jeune cousin, le petit duc de Montbrison, qui, pair lui-même, est lié avec toute la jeune pairie. Pourrait-il aussi quelque chose? En ce cas, je vous l’offre. En un mot, disposez de moi et des miens, vous savez si je puis me dire amie vaillante et dévouée!
– Je le sais… et je ne refuse pas votre appui… quoique pourtant…
– Voyons, mon cher Alceste, nous sommes gens du monde, agissons donc en gens du monde; que nous soyons ici ou ailleurs, cela importe peu, je suppose, à l’affaire qui vous intéresse, et qui maintenant m’intéresse extrêmement, puisqu’elle est vôtre. Causons donc de cela, et très-à fond… je l’exige…
Ce disant, la duchesse s’approcha de la cheminée, s’y appuya et avança vers le foyer le plus joli petit pied du monde, qui, pour le moment, était glacé.
Avec un tact parfait, Mme de Lucenay saisissait l’occasion de ne plus parler du vicomte et d’entretenir M. de Saint-Remy d’un sujet auquel ce dernier attachait beaucoup d’importance…
La conduite de Clotilde eût été différente en présence de la mère de Florestan; c’est avec bonheur, avec fierté, qu’elle lui eût longuement avoué combien il lui était cher.
Malgré son rigorisme et son âpreté, M. de Saint-Remy subit l’influence de la grâce cavalière et cordiale de cette femme qu’il avait vue et aimée tout enfant, et il oublia presque qu’il parlait à la maîtresse de son fils.
Comment, d’ailleurs, résister à la contagion de l’exemple, lorsque le héros d’une position souverainement embarrassante ne semble pas même se douter ou vouloir se douter de la difficulté de la circonstance où il se trouve?
– Vous ignorez peut-être, Clotilde, dit le comte, que depuis très-longtemps j’habite Angers?
– Non, je le savais.
– Malgré l’espèce d’isolement que je recherchais, j’avais choisi cette ville, parce que là habitait un de mes parents, M. de Fermont, qui, lors de l’affreux malheur qui m’a frappé, s’est conduit pour moi comme un frère. Après m’avoir accompagné dans toutes les villes de l’Europe, où j’espérais rencontrer… un homme que je voulais tuer, il m’avait servi de témoin lors d’un duel…
– Oui, un duel terrible; mon père m’a tout dit autrefois, reprit tristement Mme de Lucenay; mais, heureusement, Florestan ignore ce duel… et aussi la cause qui l’a amené…
– J’ai voulu lui laisser respecter sa mère, répondit le comte en étouffant un soupir…
Il continua:
– Au bout de quelques années, M. de Fermont mourut à Angers, dans mes bras, laissant une fille et une femme que, malgré ma misanthropie, j’avais été obligé d’aimer, parce qu’il n’y avait rien au monde de plus pur, de plus noble que ces deux excellentes créatures. Je vivais seul dans un faubourg éloigné de la ville; mais, quand mes accès de noire tristesse me laissaient quelque relâche, j’allais chez Mme de Fermont parler avec elle et avec sa fille de celui que nous avions perdu. Comme de son vivant, je venais me retremper, me calmer dans cette douce intimité, où j’avais désormais concentré toutes mes affections. Le frère de Mme de Fermont habitait Paris; il se chargea de toutes les affaires de sa sœur lors de la mort de son mari et plaça chez un notaire cent mille écus environ, qui composaient toute la fortune de la veuve. Au bout de quelque temps, un nouveau et affreux malheur frappa Mme de Fermont; son frère, M. de Renneville, se suicida, il y a de cela environ huit mois. Je la consolai du mieux que je pus. Sa première douleur calmée, elle partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires. Au bout de quelque temps, j’appris que l’on vendait par son ordre le modeste mobilier de la maison qu’elle louait à Angers et que cette somme avait été employée à payer quelques dettes laissées par elle. Inquiet de cette circonstance, je m’informai, et j’appris vaguement que cette malheureuse femme et sa fille se trouvaient dans la détresse, victimes sans doute d’une banqueroute. Si Mme de Fermont pouvait, dans une extrémité pareille, compter sur quelqu’un, c’était sur moi… pourtant je ne reçus d’elle aucune nouvelle. Ce fut surtout en perdant cette intimité si douce que j’en reconnus toute la valeur. Vous ne pouvez vous figurer mes souffrances, mes inquiétudes depuis le départ de Mme de Fermont et de sa fille… Leur père, leur mari était pour moi un frère… il me fallait donc absolument les retrouver, savoir pourquoi dans leur ruine elles ne s’adressaient pas à moi, tout pauvre que j’étais; je partis pour venir ici, laissant à Angers, une personne qui, si par hasard on apprenait quelque chose de nouveau, devait m’en instruire.