– D’après quelques renseignements pris sur la mort du frère de ma pauvre amie, je serais presque tenté de croire que ce malheureux, au lieu de se suicider… a été victime d’un assassinat.
– Grand Dieu! Et qui vous ferait supposer?…
– Plusieurs raisons qui seraient trop longues à vous dire; je vous laisse… N’oubliez pas les offres de service que vous m’avez faites en votre nom et en celui de M. de Lucenay…
– Comment! vous partez… sans voir Florestan?
– Cette entrevue me serait trop pénible, vous devez le comprendre… Je la bravais dans le seul espoir de trouver ici quelques renseignements sur Mme de Fermont, voulant n’avoir au moins rien négligé pour la retrouver; maintenant, adieu…
– Ah! vous êtes impitoyable!
– Ne savez-vous pas…?
– Je sais que votre fils n’a jamais eu plus besoin de vos conseils…
– Comment? N’est-il pas riche, heureux?…
– Oui, mais il ne connaît pas les hommes. Aveuglément prodigue, parce qu’il est confiant et généreux, en tout, partout et toujours très-grand seigneur, je crains qu’on n’abuse de sa bonté. Si vous saviez ce qu’il y a de noblesse dans ce cœur! Je n’ai jamais osé le sermonner au sujet de ses dépenses et de son désordre, d’abord parce que je suis au moins aussi folle que lui, et puis… pour d’autres raisons; mais vous, au contraire, vous pourriez…
Mme de Lucenay n’acheva pas.
Tout à coup on entendit la voix de Florestan de Saint-Remy.
Il entra précipitamment dans le cabinet voisin du salon; après en avoir brusquement fermé la porte, il dit d’une voix altérée à quelqu’un qui l’accompagnait:
– Mais c’est impossible!…
– Je vous le répète, répondit la voix claire et perçante de M. Badinot, je vous répète que, sans cela, avant quatre heures vous serez arrêté… Car s’il n’a pas l’argent tantôt, notre homme va déposer sa plainte au parquet du procureur du roi, et vous savez ce que vaut un FAUX comme celui-là: les galères, mon pauvre vicomte!…
VIII L’entretien
Il est impossible de peindre le regard qu’échangèrent Mme de Lucenay et le père de Florestan en entendant ces terribles paroles: Il y va pour vous… des galères! Le comte devint livide; il s’appuya au dossier d’un fauteuil, ses genoux se dérobaient sous lui.
Son nom vénérable et respecté… son nom déshonoré par un homme qu’il accusait d’être le fruit de l’adultère!
Ce premier abattement passé, les traits courroucés du vieillard, un geste menaçant qu’il fit en s’avançant vers le cabinet, révélèrent une résolution si effrayante que Mme de Lucenay lui saisit la main, l’arrêta et lui dit à voix basse, avec l’accent de la plus profonde conviction:
– Il est innocent… je vous le jure!… Écoutez en silence…
Le comte s’arrêta. Il voulait croire à ce que lui disait la duchesse.
Celle-ci était en effet persuadée de la loyauté de Florestan.
Pour obtenir de nouveaux sacrifices de cette femme si aveuglément généreuse, sacrifices qui avaient pu seuls le mettre à l’abri d’une prise de corps et des poursuites de Jacques Ferrand, le vicomte avait affirmé à Mme de Lucenay que, dupe d’un misérable dont il avait reçu en paiement une traite fausse, il risquait d’être regardé comme complice du faussaire, ayant lui-même mis cette traite en circulation.
Mme de Lucenay savait le vicomte imprudent, prodigue, désordonné; mais jamais elle ne l’aurait un moment supposé capable, non pas d’une bassesse ou d’une infamie, mais seulement de la plus légère indélicatesse.
En lui prêtant par deux fois des sommes considérables dans des circonstances très-difficiles, elle avait voulu lui rendre un service d’ami, le vicomte n’acceptant jamais ces avances qu’à la condition expresse de les rembourser; car on lui devait, disait-il, plus du double de ces sommes.
Son luxe apparent permettait de le croire. D’ailleurs, Mme de Lucenay, cédant à l’impulsion de sa bonté naturelle, n’avait songé qu’à être utile à Florestan, et nullement à s’assurer s’il pouvait s’acquitter envers elle. Il l’affirmait, elle n’en doutait pas; eût-il accepté sans cela des prêts aussi importants? En répondant de l’honneur de Florestan, en suppliant le vieux comte d’écouter la conversation de son fils, la duchesse pensait qu’il allait être question de l’abus de confiance dont le vicomte se prétendait victime, et qu’il serait ainsi complètement innocenté aux yeux de son père.
– Encore une fois, reprit Florestan d’une voix altérée, ce Petit-Jean est un infâme; il m’avait assuré n’avoir pas d’autres traites que celles que j’ai retirées de ses mains hier et il y a trois jours… Je croyais celle-ci en circulation, elle n’était payable que dans trois mois à Londres, chez Adams et Compagnie.
– Oui, oui, dit la voix mordante de Badinot, je sais, mon cher vicomte, que vous aviez adroitement combiné votre affaire; vos faux ne devaient être découverts que lorsque vous seriez déjà loin… Mais vous avez voulu attraper plus fin que vous.
– Eh! il est bien temps maintenant de me dire cela, malheureux que vous êtes…, s’écria Florestan furieux; n’est-ce pas vous qui m’avez mis en rapport avec celui qui m’a négocié ces traites!
– Voyons, mon cher aristocrate, répondit froidement Badinot, du calme!… Vous contrefaites habilement les signatures de commerce; c’est à merveille, mais ce n’est pas une raison pour traiter vos amis avec une familiarité désagréable. Si vous vous emportez encore… je vous laisse, arrangez-vous comme vous voudrez…
– Et croyez-vous qu’on puisse conserver son sang-froid dans une position pareille?… Si ce que vous me dites est vrai, si cette plainte doit être déposée aujourd’hui au parquet du procureur du roi, je suis perdu…
– C’est justement ce que je vous dis, à moins que… vous n’ayez encore recours à votre charmante Providence aux yeux bleus…
– C’est impossible.
– Alors, résignez-vous. C’est dommage, c’était la dernière traite… et pour vingt-cinq mauvais mille francs… aller prendre l’air du Midi à Toulon… C’est maladroit, c’est absurde, c’est bête! Comment un habile homme comme vous peut-il se laisser acculer ainsi?
– Mon Dieu, que faire? Que faire?… Rien de ce qui est ici ne m’appartient plus, je n’ai pas vingt louis à moi.
– Vos amis?
– Eh! je dois à tous ceux qui pourraient me prêter; me croyez-vous assez sot pour avoir attendu jusqu’à aujourd’hui pour m’adresser à eux?
– C’est vrai; pardon… tenez, causons tranquillement, c’est le meilleur moyen d’arriver à une solution raisonnable. Tout à l’heure je voulais vous expliquer comment vous vous étiez attaqué à plus fin que vous. Vous ne m’avez pas écouté.
– Allons, parlez, si cela peut être bon à quelque chose.
– Récapitulons: vous m’avez dit, il y a deux mois: «J’ai pour cent treize mille francs de traites sur différentes maisons de banque à longues échéances; mon cher Badinot, trouvez moyen de me les négocier…»
– Eh bien!… Ensuite?…
– Attendez… je vous ai demandé à voir ces valeurs… Un certain je ne sais quoi m’a dit que ces traites étaient fausses, quoique parfaitement imitées. Je ne vous soupçonnais pas, il est vrai, un talent calligraphique aussi avancé; mais, m’occupant du soin de votre fortune depuis que vous n’aviez plus de fortune, je vous savais complètement ruiné. J’avais fait passer l’acte par lequel vos chevaux, vos voitures, le mobilier de cet hôtel, appartenaient à Boyer et à Edwards… Il n’était donc pas indiscret à moi de m’étonner de vous voir possesseur de valeurs de commerce si considérables, hein?