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– Faites-moi grâce de vos étonnements, arrivons au fait.

– M’y voici… J’ai assez d’expérience ou de timidité… pour ne pas me soucier de me mêler directement d’affaires de cette sorte; je vous adressai donc à un tiers qui, non moins clairvoyant que moi, soupçonna le mauvais tour que vous vouliez lui jouer.

– C’est impossible, il n’aurait pas escompté ces valeurs s’il les avait crues fausses.

– Combien vous a-t-il donné d’argent comptant, pour ces cent treize mille francs?

– Vingt-cinq mille francs comptant, et le reste en créances à recouvrer…

– Et qu’avez-vous retiré de ces créances?…

– Rien, vous le savez bien; elles étaient illusoires… mais il aventurait toujours vingt-cinq mille francs.

– Que vous êtes jeune, mon cher vicomte! Ayant à recevoir de vous ma commission de cent louis si l’affaire se faisait, je m’étais bien gardé de dire au tiers l’état réel de vos affaires… Il vous croyait encore à votre aise, et il vous savait surtout très-adoré d’une grande dame puissamment riche qui ne vous laisserait jamais dans l’embarras; il était donc à peu près sûr de rentrer au moins dans ses fonds, par transaction; il risquait sans doute de perdre, mais il risquait aussi de gagner beaucoup, et son calcul était bon; car l’autre jour, vous lui avez déjà compté bel et bien cent mille francs, pour retirer la fausse traite de cinquante-huit mille francs, et hier trente mille francs pour la seconde… Pour celle-ci, il s’est contenté, il est vrai, du remboursement intégral. Comment vous êtes-vous procuré ces trente mille francs d’hier? que le diable m’emporte si je le sais! car vous êtes un homme unique… Vous voyez donc bien qu’en fin de compte, si Petit-Jean vous force à payer la dernière traite de vingt-cinq mille francs, il aura reçu de vous cent cinquante-cinq mille francs pour vingt-cinq mille qu’il vous aura comptés; or, j’avais raison de dire que vous vous étiez joué à plus fin que vous.

– Mais pourquoi m’a-t-il dit que cette dernière traite, qu’il présente aujourd’hui, était négociée?

– Pour ne pas vous effrayer; il vous avait dit aussi qu’excepté celle de cinquante-huit mille francs, les autres étaient en circulation; une fois la première payée, hier est venue la seconde, et aujourd’hui la troisième.

– Le misérable!…

– Écoutez donc, chacun pour soi, chacun chez soi, comme dit un célèbre jurisconsulte dont j’admire beaucoup la maxime. Mais causons de sang-froid: ceci vous prouve que le Petit-Jean (et entre nous je ne serais pas étonné que, malgré sa sainte renommée, le Jacques Ferrand ne fût de moitié dans ses spéculations), ceci vous prouve, dis-je, que le Petit-Jean, alléché par vos premiers paiements, spécule sur cette dernière traite, comme il a spéculé sur les autres, bien certain que vos amis ne vous laisseront pas traduire en cour d’assises. C’est à vous de voir si ces amitiés ne sont pas exploitées, pressurées jusqu’à l’écorce, et s’il ne reste pas encore quelques gouttes d’or à en exprimer; car si dans trois heures vous n’avez pas les vingt-cinq mille francs, mon noble vicomte, vous êtes coffré.

– Quand vous me répéterez cela sans cesse…

– À force de m’entendre vous consentirez peut-être à essayer de tirer une dernière plume de l’aile de cette généreuse duchesse…

– Je vous répète qu’il n’y faut pas songer… En trois heures trouver encore vingt-cinq mille francs, après les sacrifices qu’elle a déjà faits, ce serait folie que de l’espérer.

– Pour vous plaire, heureux mortel, on tente l’impossible.

– Eh! elle l’a déjà tenté, l’impossible… c’était d’emprunter cent mille francs à son mari et de réussir; mais ce sont de ces phénomènes qui ne se reproduisent pas deux fois. Voyons, mon cher Badinot, jusqu’ici vous n’avez pas eu à vous plaindre de moi… j’ai toujours été généreux, tâchez d’obtenir quelque sursis de ce misérable Petit-Jean… Vous le savez, je trouve toujours moyen de récompenser qui me sert; une fois cette dernière affaire assoupie, je prends un nouvel essor… vous serez content de moi.

– Petit-Jean est aussi inflexible que vous êtes peu raisonnable.

– Moi!…

– Tâchez seulement d’intéresser encore votre généreuse amie à votre funeste sort… Que diable! dites-lui seulement ce qu’il en est; non plus, comme déjà, que vous avez été dupe de faussaires, mais que vous êtes faussaire vous-même.

– Jamais je ne lui ferai un tel aveu, ce serait une honte sans avantage.

– Aimez-vous mieux qu’elle apprenne demain la chose par La Gazette des tribunaux?

– J’ai trois heures devant moi, je puis fuir.

– Et où irez-vous sans argent? Jugez donc, au contraire: ce dernier faux retiré, vous vous trouverez dans une position superbe, vous n’aurez plus que des dettes. Voyons, promettez-moi de parler encore à la duchesse. Vous êtes si roué! vous saurez vous rendre intéressant malgré vos erreurs; au pis-aller on vous estimera peut-être un peu moins ou plus du tout, mais on vous tirera d’affaire. Voyons, promettez-moi de voir votre belle amie; je cours chez Petit-Jean, je me fais fort d’obtenir une heure ou deux de sursis.

– Enfer! Il faut boire la honte jusqu’à la lie!

– Allons! bonne chance, soyez tendre, passionné, charmant; je cours chez Petit-Jean, vous m’y trouverez jusqu’à trois heures… plus tard il ne serait plus temps… le parquet du procureur du roi n’est ouvert que jusqu’à quatre heures…

Et M. Badinot sortit.

Lorsque la porte fut fermée, on entendit Florestan s’écrier avec un profond désespoir:

– Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

Pendant cet entretien, qui dévoilait au comte l’infamie de son fils, et à Mme de Lucenay l’infamie de l’homme qu’elle avait aveuglément aimé, tous deux étaient restés immobiles, respirant à peine, sous cette épouvantable révélation.

Il serait impossible de rendre l’éloquence muette de la scène douloureuse qui se passa entre cette jeune femme et le comte lorsqu’il n’y eut plus de doute possible sur le crime de Florestan. Étendant le bras vers la pièce où se trouvait son fils, le vieillard sourit avec une ironie amère, jetant un regard écrasant sur Mme de Lucenay, et sembla lui dire:

«Voilà celui pour lequel vous avez bravé toutes les hontes, consommé tous les sacrifices! Voilà celui que vous me reprochiez d’avoir abandonné!…»

La duchesse comprit le reproche; un moment elle baissa la tête sous le poids de sa honte.

La leçon était terrible…

Puis, peu à peu, à l’anxiété cruelle qui avait contracté les traits de Mme de Lucenay, succéda une sorte d’indignation hautaine. Les fautes inexcusables de cette femme étaient au moins palliées par la loyauté de son amour, par la hardiesse de son dévouement, par la grandeur de sa générosité, par la franchise de son caractère et par son inexorable aversion pour tout ce qui était bas ou lâche.