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Encore trop jeune, trop belle, trop recherchée, pour éprouver l’humiliation d’avoir été exploitée, une fois le prestige de l’amour subitement évanoui chez elle, cette femme altière et décidée ne ressentit ni haine ni colère; instantanément, sans transition aucune, un dégoût mortel, un dédain glacial, tua son affection jusqu’alors si vivace; ce ne fut plus une maîtresse indignement trompée par son amant, ce fut une femme de bonne compagnie découvrant qu’un homme de sa société était un escroc et un faussaire, et le chassant de chez elle.

En supposant même que quelques circonstances eussent pu atténuer l’ignominie de Florestan, Mme de Lucenay ne les aurait pas admises; selon elle, l’homme qui franchissait certaines limites d’honneur, soit par vice, entraînement ou faiblesse, n’existait plus à ses yeux; l’honorabilité étant pour elle une question d’être ou de non-être.

Le seul ressentiment douloureux qu’éprouva la duchesse fut excité par l’effet terrible que cette révélation inattendue produisait sur le comte, son vieil ami.

Depuis quelques moments il semblait ne pas voir, ne pas entendre; ses yeux étaient fixes, sa tête baissée, ses bras pendants, sa pâleur livide; de temps à autre un soupir convulsif soulevait sa poitrine.

Chez un homme aussi résolu qu’énergique, un tel abattement était plus effrayant que les transports de la colère.

Mme de Lucenay le regardait avec inquiétude.

– Courage, mon ami, lui dit-elle à voix basse. Pour vous… pour moi… pour cet homme… je sais ce qu’il me reste à faire…

Le vieillard la regarda fixement; puis, comme s’il eût été arraché à sa stupeur par une commotion violente, il redressa la tête, ses traits devinrent menaçants, et, oubliant que son fils pouvait l’entendre, il s’écria:

– Et moi aussi, pour vous, pour moi, pour cet homme, je sais ce qu’il me reste à faire…

– Qui est donc là? demanda Florestan surpris.

Mme de Lucenay, craignant de se trouver avec le vicomte, disparut par la petite porte et descendit par l’escalier dérobé.

Florestan, ayant encore demandé qui était là et ne recevant pas de réponse, entra dans le salon. Il s’y trouva seul avec le comte.

La longue barbe du vieillard le changeait tellement, il était si pauvrement vêtu, que son fils, qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs années, ne le reconnaissant pas d’abord, s’avança vers lui d’un air menaçant.

– Que faites-vous là…? Qui êtes-vous?

– Je suis le mari de cette femme! répondit le comte en montrant le portrait de Mme de Saint-Remy.

– Mon père! s’écria Florestan en reculant avec frayeur; et il se rappela les traits du comte, depuis longtemps oubliés.

Debout, formidable, le regard irrité, le front empourpré par la colère, ses cheveux blancs rejetés en arrière, ses bras croisés sur sa poitrine, le comte dominait, écrasait son fils, qui, la tête baissée, n’osait lever les yeux sur lui.

Pourtant M. de Saint-Remy, par un secret motif, fit un violent effort pour rester calme et pour dissimuler ses terribles ressentiments.

– Mon père! reprit Florestan d’une voix altérée, vous étiez là?…

– J’étais là…

– Vous avez entendu?…

– Tout.

– Ah! s’écria douloureusement le vicomte en cachant son visage dans ses mains.

Il y eut un moment de silence.

Florestan, d’abord aussi étonné que chagrin de l’apparition inattendue de son père, songea bientôt, en homme de ressources, au parti qu’il pourrait tirer de cet incident.

«Tout n’est pas perdu, se dit-il. La présence de mon père est un coup du sort. Il sait tout, il ne voudra pas laisser flétrir son nom; il n’est pas riche, mais il doit toujours posséder plus de vingt-cinq mille francs. Jouons serré… De l’adresse, de l’entrain, de l’émotion… je laisse reposer la duchesse et je suis sauvé!»

Puis, donnant à ses traits charmants une expression de douloureux abattement, mouillant son regard des larmes du repentir, prenant sa voix la plus vibrante, son accent le plus pathétique, il s’écria en joignant les mains avec un geste désespéré:

– Ah! mon père… je suis bien malheureux!… Après tant d’années… vous revoir… et dans un tel moment!… Je dois vous paraître si coupable! Mais daignez m’écouter, je vous en supplie; permettez-moi, non de me justifier, mais de vous expliquer ma conduite… Le voulez-vous, mon père?…

M. de Saint-Remy ne répondit pas un mot; ses traits restèrent impassibles; il s’assit dans un fauteuil, où il s’accouda, et là, le menton appuyé sur la paume de sa main, il contempla le vicomte en silence.

Si Florestan eût connu les motifs qui remplissaient l’âme de son père de haine, de fureur et de vengeance, épouvanté du calme apparent du comte, il n’eût pas sans doute essayé de le duper, ni plus ni moins qu’un bonhomme Géronte.

Mais ignorant les funestes soupçons qui pesaient sur la légitimité de sa naissance, mais ignorant la faute de sa mère, Florestan ne douta pas du succès de sa piperie, croyant n’avoir qu’à attendrir un père qui, à la fois très-misanthrope et très-fier de son nom, serait capable, plutôt que de le laisser déshonorer, de se décider aux derniers sacrifices.

– Mon père, reprit timidement Florestan, me permettez-vous de tâcher, non de me disculper, mais de vous dire par suite de quels entraînements involontaires… je suis arrivé, presque malgré moi, jusqu’à des actions… infâmes… je l’avoue?…

Le vicomte prit le silence de son père pour un consentement tacite et continua:

– Lorsque j’eus le malheur de perdre ma mère… ma pauvre mère qui m’avait tant aimé… je n’avais pas vingt ans… Je me trouvai seul… sans conseil… sans appui… Maître d’une fortune considérable… habitué au luxe dès mon enfance… je m’en étais fait une habitude… un besoin. Ignorant combien il était difficile de gagner de l’argent, je le prodiguais sans mesure… Malheureusement… et je dis malheureusement, parce que cela m’a perdu, mes dépenses, toutes folles qu’elles étaient, furent remarquables par leur élégance… À force de goût, j’éclipsai des gens dix fois plus riches que moi. Ce premier succès m’enivra, je devins homme de luxe comme on devient homme de guerre, homme d’État; oui, j’aime le luxe, non par ostentation vulgaire, mais je l’aime comme le peintre aime la peinture, comme le poëte aime la poésie; comme tout artiste, j’étais jaloux de mon œuvre… et mon œuvre, à moi, c’était mon luxe. Je sacrifiai tout à sa perfection… Je le voulus beau, grand, complet, splendidement harmonieux en toute chose… depuis mon écurie jusqu’à ma table, depuis mon habit jusqu’à ma maison… Je voulus que ma vie fût comme un enseignement de goût et d’élégance. Comme un artiste enfin, j’étais à la fois avide des applaudissements de la foule et de l’admiration des gens d’élite: ce succès si rare, je l’obtins…

En parlant ainsi, les traits de Florestan perdaient peu à peu leur expression hypocrite, ses yeux brillaient d’une sorte d’enthousiasme. Il disait vrai; il avait été d’abord séduit par cette manière assez peu commune de comprendre le luxe.

Le vicomte interrogea du regard la physionomie de son père; elle lui parut s’adoucir un peu.