Il reprit avec une exaltation croissante:
– Oracles et régulateurs de la mode, mon blâme ou ma louange faisaient loi; j’étais cité, copié, vanté, admiré, et cela par la meilleure compagnie de Paris, c’est-à-dire de l’Europe, du monde… Les femmes partagèrent l’engouement général, les plus charmantes se disputaient le plaisir de venir à quelques fêtes très-restreintes que je donnais, et partout et toujours on s’extasiait sur l’élégance incomparable, sur le goût exquis de ces fêtes… que les millionnaires ne pouvaient ni égaler ni éclipser; enfin, je fus ce que l’on appelle le roi de la mode… Ce mot vous dira tout, mon père, si vous le comprenez.
– Je le comprends… et je suis sûr qu’au bagne vous inventeriez quelque élégance raffinée dans la manière de porter votre chaîne… cela deviendrait à la mode dans la chiourme et s’appellerait… à la Saint-Remy, dit le vieillard avec une sanglante ironie… Puis il ajouta: Et Saint-Remy… c’est mon nom!…
Et il se tut, restant toujours accoudé, toujours le menton dans la paume de sa main.
Il fallut à Florestan beaucoup d’empire sur lui-même pour cacher la blessure que lui fit ce sarcasme acéré.
Il reprit d’un ton plus humble:
– Hélas! mon père, ce n’est pas par orgueil que j’évoque le souvenir de ces succès… car, je vous le répète, ce succès m’a perdu… Recherché, envié, flatté, adulé, non par des parasites intéressés, mais par des gens dont la position dépassait de beaucoup la mienne et sur lesquels j’avais seulement l’avantage que donne l’élégance… qui est au luxe ce que le goût est aux arts… la tête me tourna. Je ne calculai plus: ma fortune devait être dissipée en quelques années, peu m’importait. Pouvais-je renoncer à cette vie fiévreuse, éblouissante, dans laquelle les plaisirs succédaient aux plaisirs, les jouissances aux jouissances, les fêtes aux fêtes, les ivresses de toutes sortes aux enchantements de toutes sortes?… Oh! si vous saviez, mon père, ce que c’est que d’être partout signalé comme le héros du jour… d’entendre le murmure qui accueille votre entrée dans un salon… d’entendre les femmes se dire: «C’est lui!… le voilà!…» Oh! si vous saviez…
– Je sais, dit le vieillard en interrompant son fils et sans changer d’attitude, je sais… Oui, l’autre jour, sur une place publique, il y avait foule; tout à coup on entendit un murmure… pareil à celui qui vous accueille quand vous entrez quelque part, puis les regards des femmes surtout se fixèrent sur un très-beau garçon… toujours comme ils se fixent sur vous… et elles se le montraient les unes aux autres en se disant: «C’est lui… le voilà…», toujours comme s’il s’était agi de vous…
– Mais cet homme, mon père?
– Était un faussaire que l’on mettait au carcan.
– Ah! s’écria Florestan avec une rage concentrée; puis feignant une affliction profonde, il ajouta: Mon père, vous êtes sans pitié… Que voulez-vous que je vous dise pourtant? Je ne cherche pas à nier les torts… je veux seulement vous expliquer l’entraînement fatal qui les a causés. Eh bien! oui, dussiez-vous encore m’accabler de sanglants sarcasmes, je tâcherai d’aller jusqu’au bout de cette confession, je tâcherai de vous faire comprendre cette exaltation fiévreuse qui m’a perdu, parce que alors peut-être vous me plaindrez… Oui, car on plaint un fou… et j’étais fou… Fermant les yeux, je m’abandonnais à l’étincelant tourbillon dans lequel j’entraînais avec moi les femmes les plus charmantes, les hommes les plus aimables. M’arrêter, le pouvais-je? Autant dire au poëte qui s’épuise, et dont le génie dévore la santé: «Arrêtez-vous au milieu de l’inspiration qui vous emporte!…» Non, je ne pouvais pas, moi!… Moi!… Abdiquer cette royauté que j’exerçais, et rentrer honteux, ruiné, moqué, dans la plèbe inconnue; donner ce triomphe à mes envieux que j’avais jusqu’alors défiés, dominés, écrasés!… Non, non, je ne le pouvais pas!… Volontairement du moins. Vint le jour fatal où pour la première fois l’argent m’a manqué. Je fus surpris comme si ce moment n’avait jamais dû arriver. Cependant j’avais encore à moi mes chevaux, mes voitures, le mobilier de cette maison… Mes dettes payées, il me serait resté soixante mille francs… peut-être… Qu’aurai-je fait de cette misère? Alors, mon père, je fis le premier pas dans une voie infâme… j’étais encore honnête… je n’avais dépensé que ce qui m’appartenait; mais alors je commençai à faire des dettes que je ne pouvais pas payer… je vendis tout ce que je possédais à deux de mes gens, afin de m’acquitter envers eux, et de pouvoir, pendant six mois encore, malgré mes créanciers, jouir du luxe qui m’enivrait… Pour subvenir à mes besoins de jeu et de folles dépenses, j’empruntai d’abord à des juifs; puis, pour payer les juifs, à mes amis, et, pour payer mes amis, à mes maîtresses. Ces ressources épuisées, il y eut un nouveau temps d’arrêt dans ma vie… D’honnête homme j’étais devenu chevalier d’industrie… mais je n’étais pas encore criminel… Cependant j’hésitai… je voulais prendre une résolution violente… j’avais prouvé dans plusieurs duels que je ne craignais pas la mort… je voulais me tuer!…
– Ah bah!…, vraiment? dit le comte avec une ironie farouche.
– Vous ne me croyez pas, mon père?
– C’était bien tôt ou bien tard! ajouta le vieillard toujours impassible et dans la même attitude.
Florestan, pensant avoir ému son père en lui parlant de son projet de suicide, crut nécessaire de remonter la scène par un coup de théâtre.
Il ouvrit un meuble, y prit un petit flacon de cristal verdâtre et dit au comte en le posant sur la table:
– Un charlatan italien m’a vendu ce poison…
– Et… il était pour vous… ce poison? dit le vieillard toujours accoudé.
Florestan comprit la portée des paroles de son père.
Ses traits exprimèrent cette fois une indignation réelle, car il disait vrai.
Un jour, il avait eu la fantaisie de se tuer: fantaisie éphémère! Les gens de sa sorte sont trop lâches pour se résoudre froidement et sans témoins à la mort qu’ils affrontent par point d’honneur dans un duel.
Il s’écria donc avec l’accent de la vérité:
– Je suis tombé bien bas… mais du moins pas jusque-là, mon père! C’était pour moi que je réservais ce poison!
– Et vous avez eu peur? fit le comte sans changer de position.
– Je l’avoue, j’ai reculé devant cette extrémité terrible; rien n’était encore désespéré: les personnes auxquelles je devais étaient riches et pouvaient attendre… À mon âge, avec mes relations, j’espérai un moment, sinon refaire ma fortune, du moins m’assurer une position honorable, indépendante, qui m’en eût tenu lieu… Plusieurs de mes amis, peut-être moins bien doués que moi, avaient fait un chemin rapide dans la diplomatie. J’eus une velléité d’ambition… Je n’eus qu’à vouloir, et je fus attaché à la légation de Gerolstein… Malheureusement, quelques jours après cette nomination, une dette de jeu contractée envers un homme que je haïssais me mit dans un cruel embarras… J’avais épuisé mes dernières ressources… Une idée fatale me vint. Me croyant certain de l’impunité, je commis une action infâme… Vous le voyez… mon père… je ne vous ai rien caché… j’avoue l’ignominie de ma conduite, je ne cherche à l’atténuer en rien… Deux partis me restent à prendre, et je suis également décidé à tous deux… Le premier est de me tuer… et de laisser votre nom déshonoré, car si je ne paie pas aujourd’hui même vingt-cinq mille francs, la plainte est déposée, l’éclat a lieu, et, mort ou vivant, je suis flétri. Le second moyen est de me jeter dans vos bras, mon père… de vous dire: «Sauvez votre fils, sauvez votre nom de l’infamie… et je vous jure de partir demain pour l’Afrique, de m’y engager soldat et d’y trouver la mort ou de vous revenir un jour vaillamment réhabilité…» Ce que je vous dis là, mon père, voyez-vous, est vrai… En présence de l’extrémité qui m’accable, je n’ai pas d’autre parti… Décidez… ou je mourrai couvert de honte, ou, grâce à vous… je vivrai pour réparer ma faute… Ce ne sont pas là des menaces et des paroles de jeune homme, mon père… J’ai vingt-cinq ans, je porte votre nom, j’ai assez de courage ou pour me tuer… ou pour me faire soldat, car je ne veux pas aller au bagne…