– M’apprendrez-vous au moins, Clotilde, la cause de ce changement si soudain? Que vous ai-je fait?… Que voulez-vous?
Sans lui répondre, Mme de Lucenay le regarda, comme on dit vulgairement, des pieds à la tête, avec une expression si insultante que Florestan sentit le rouge de la colère lui monter au front, et il s’écria:
– Je sais, madame, que vous brusquez habituellement les ruptures… Est-ce une rupture que vous voulez?
– La prétention est curieuse! dit Mme de Lucenay avec un éclat de rire sardonique; sachez que lorsqu’un laquais me vole… je ne romps pas avec lui… je le chasse…
– Madame!…
– Finissons, dit la duchesse d’une voix brève et insolente, votre présence me répugne! Que voulez-vous ici? Est-ce que vous n’avez pas eu votre argent?
– Il était donc vrai… Je vous avais devinée… Ces vingt-cinq mille francs…
– Votre dernier FAUX est retiré, n’est-ce pas? L’honneur du nom de votre famille est sauvé. C’est bien… allez-vous-en…
– Ah! croyez…
– Je regrette fort cet argent, il aurait pu secourir tant d’honnêtes gens… mais il fallait songer à la honte de votre père et à la mienne.
– Ainsi, Clotilde, vous saviez tout?… Oh! voyez-vous! maintenant… il ne me reste plus qu’à mourir…, s’écria Florestan du ton le plus pathétique et le plus désespéré.
Un impertinent éclat de rire de la duchesse accueillit cette exclamation tragique, et elle ajouta entre deux accès d’hilarité:
– Mon Dieu! je n’aurais jamais cru que l’infamie pût être si ridicule!
– Madame!… s’écria Florestan les traits contractés par la rage.
Les deux battants de la porte s’ouvrirent avec fracas, et on annonça:
– M. le duc de Montbrison!
Malgré son empire sur lui-même, Florestan contint à peine la violence de ses ressentiments, qu’un homme plus observateur que le duc eût certainement remarqués.
M. de Montbrison avait à peine dix-huit ans.
Qu’on s’imagine une ravissante figure de jeune fille, blonde, blanche et rose, dont les lèvres vermeilles et le menton satiné seraient légèrement ombragés d’une barbe naissante; qu’on ajoute à cela de grands yeux bruns encore un peu timides, qui ne demandent qu’à s’émerillonner, une taille aussi svelte que celle de la duchesse, et l’on aura peut-être l’idée de ce jeune duc, le chérubin le plus idéal que jamais comtesse et suivante aient coiffé d’un bonnet de femme, après avoir remarqué la blancheur de son cou d’ivoire.
Le vicomte eut la faiblesse ou l’audace de rester…
– Que vous êtes aimable, Conrad, d’avoir pensé à moi ce soir! dit Mme de Lucenay du ton le plus affectueux en tendant sa belle main au jeune duc.
Celui-ci allait donner un shake-hands à sa cousine, mais Clotilde haussa légèrement la main et lui dit gaiement:
– Baisez-la, mon cousin, vous avez vos gants.
– Pardon… ma cousine, dit l’adolescent; et il appuya ses lèvres sur la main nue et charmante qu’on lui présentait.
– Que faites-vous ce soir, Conrad? lui demanda Mme de Lucenay, sans paraître s’occuper le moins du monde de Florestan.
– Rien, ma cousine; en sortant de chez vous j’irai au club.
– Pas du tout, vous nous accompagnerez, M. de Lucenay et moi, chez Mme de Senneval, c’est son jour; elle m’a déjà demandé plusieurs fois de vous présenter à elle.
– Ma cousine, je serai trop heureux de me mettre à vos ordres.
– Et puis, franchement, je n’aime pas vous voir déjà ces habitudes et ces goûts de club; vous avez tout ce qu’il faut pour être parfaitement accueilli et même recherché dans le monde… il faut donc y aller beaucoup.
– Oui, ma cousine.
– Et comme je suis avec vous à peu près sur le pied d’une grand’mère… mon cher Conrad, je me dispose à exiger infiniment. Vous êtes émancipé, c’est vrai; mais je crois que vous aurez encore longtemps besoin d’une tutelle… Et il faudra vous résoudre à accepter la mienne.
– Avec joie, avec bonheur, ma cousine! dit vivement le jeune duc.
Il est impossible de peindre la rage muette de Florestan, toujours debout, appuyé à la cheminée.
Ni le duc ni Clotilde ne faisaient attention à lui. Sachant combien Mme de Lucenay se décidait vite, il s’imagina qu’elle poussait l’audace et le mépris jusqu’à vouloir se mettre aussitôt et devant lui en coquetterie réglée avec M. de Montbrison.
Il n’en était rien: la duchesse ressentait alors pour son cousin une affection toute maternelle, l’ayant presque vu naître. Mais le jeune duc était si joli, il semblait si heureux du gracieux accueil de sa cousine que la jalousie, ou plutôt l’orgueil, de Florestan s’exaspéra; son cœur se tordit sous les cruelles morsures de l’envie que lui inspirait Conrad de Montbrison qui, riche et charmant, entrait si splendidement dans cette vie de plaisirs, d’enivrement et de fête, d’où il sortait, lui, ruiné, flétri, méprisé, déshonoré.
M. de Saint-Remy était brave de cette bravoure de tête, si cela se peut dire, qui fait par colère ou par vanité affronter un duel; mais, vil et corrompu, il n’avait pas ce courage de cœur qui triomphe des mauvais penchants, ou qui, du moins, vous donne l’énergie d’échapper à l’infamie par une mort volontaire.
Furieux de l’infernal mépris de la duchesse, croyant voir un successeur dans le jeune duc, M. de Saint-Remy résolut de lutter d’insolence avec Mme de Lucenay, et, s’il le fallait, de chercher querelle à Conrad.
La duchesse, irritée de l’audace de Florestan, ne le regardait pas; et M. de Montbrison, dans son empressement auprès de sa cousine, oubliant un peu les convenances, n’avait pas salué ni dit un mot, au vicomte, qu’il connaissait pourtant.
Celui-ci, s’avançant vers Conrad, qui lui tournait le dos, lui toucha légèrement le bras et dit d’un ton sec et ironique:
– Bonsoir, monsieur… mille pardons de ne pas vous avoir encore aperçu.
M. de Montbrison, sentant qu’il venait en effet de manquer de politesse, se retourna vivement et dit cordialement au vicomte:
– Monsieur, je suis confus, en vérité… Mais j’ose espérer que ma cousine, qui a causé ma distraction, voudra bien l’excuser auprès de vous… et…
– Conrad, dit la duchesse, poussée à bout par l’impudence de Florestan, qui persistait à rester chez elle et à la braver, Conrad, c’est bon; pas d’excuses… ça n’en vaut pas la peine.
M. de Montbrison, croyant que sa cousine lui reprochait en plaisantant d’être trop formaliste, dit gaiement au vicomte, blême de colère:
– Je n’insisterai pas, monsieur… puisque ma cousine me le défend… Vous le voyez, sa tutelle commence.
– Et cette tutelle ne s’arrêtera pas là… mon cher monsieur, soyez-en certain. Aussi dans cette prévision (que Mme la duchesse s’empressera de réaliser, je n’en doute pas), dans cette prévision, dis-je, il me vient l’idée de vous faire une proposition…
– À moi, monsieur? dit Conrad, commençant à se choquer du ton sardonique de Florestan.
– À vous-même… je pars dans quelques jours pour la légation de Gerolstein, à laquelle je suis attaché… Je voulais me défaire de ma maison toute meublée, de mon écurie toute montée; vous devriez vous en arranger aussi… – Et le vicomte appuya insolemment sur ces derniers mots en regardant Mme de Lucenay. – Ce serait fort piquant… n’est-ce pas, madame la duchesse?