– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit M. de Montbrison de plus en plus étonné.
– Je vous dirai, Conrad, pourquoi vous ne pouvez accepter l’offre qu’on vous fait, dit Clotilde.
– Et pourquoi monsieur ne peut-il pas accepter mon offre, madame la duchesse?
– Mon cher Conrad, ce qu’on vous propose de vous vendre est déjà vendu à d’autres… vous comprenez… vous auriez l’inconvénient d’être volé comme dans un bois.
Florestan se mordit les lèvres de rage.
– Prenez garde, madame! s’écria-t-il.
– Comment? Des menaces… ici… monsieur! s’écria Conrad.
– Allons donc, Conrad, ne faites pas attention, dit Mme de Lucenay, en prenant une pastille dans une bonbonnière avec un imperturbable sang-froid; un homme d’honneur ne doit ni ne peut plus se commettre avec monsieur. S’il y tient, je vais vous dire pourquoi!
Un terrible éclat allait avoir lieu peut-être, lorsque les deux battants de la porte s’ouvrirent de nouveau, et M. le duc de Lucenay entra bruyamment, violemment, étourdiment, selon sa coutume.
– Comment, ma chère, vous êtes déjà prête? dit-il à sa femme; mais c’est étonnant!… Mais c’est surprenant!… Bonsoir, Saint-Remy; bonsoir, Conrad… Ah! vous voyez le plus désespéré des hommes… c’est-à-dire que je n’en dors pas, que je n’en mange pas, que j’en suis abruti, je ne peux pas m’y habituer… pauvre d’Harville, quel événement!
Et M. de Lucenay, se jetant à la renverse sur une sorte de causeuse à deux dossiers, lança son chapeau loin de lui avec un geste de désespoir, et, croisant sa jambe gauche sur son genou droit, il prit par manière de contenance son pied dans sa main, continuant de pousser des exclamations désolées.
L’émotion de Conrad et de Florestan put se calmer sans que M. de Lucenay, d’ailleurs l’homme le moins clairvoyant du monde, se fût aperçu de rien.
Mme de Lucenay, non par embarras, elle n’était pas femme à s’embarrasser jamais, on le sait, mais parce que la présence de Florestan lui était aussi répugnante qu’insupportable, dit au duc:
– Quand vous voudrez, nous partirons, je présente Conrad à Mme de Senneval.
– Non, non, non! se mit à crier le duc, en abandonnant son pied pour saisir un des coussins sur lequel il frappa violemment de ses deux poings au grand émoi de Clotilde, qui, aux cris inattendus de son mari, bondit sur son fauteuil.
– Mon Dieu, monsieur, qu’avez-vous? lui dit-elle, vous m’avez fait une peur horrible.
– Non! répéta le duc, et, repoussant le coussin, il se leva brusquement et se mit à gesticuler en marchant; je ne puis me faire à l’idée de la mort de ce pauvre d’Harville; et vous, Saint-Remy?
– En effet, cet événement est affreux! dit le vicomte, qui, la haine et la rage dans le cœur, cherchait le regard de M. de Montbrison; mais celui-ci, d’après les derniers mots de sa cousine, non par manque de cœur, mais par fierté, détournait sa vue d’un homme si cruellement flétri.
– De grâce, monsieur, dit la duchesse à son mari, en se levant, ne regrettez pas M. d’Harville d’une manière si bruyante et surtout si singulière… Sonnez, je vous prie, pour demander mes gens.
– C’est que c’est vrai aussi, dit M. de Lucenay en saisissant le cordon de la sonnette; dire qu’il y a trois jours il était plein de vie et de santé… et aujourd’hui, de lui que reste-t-il? Rien… rien… rien!!!
Ces trois dernières exclamations furent accompagnées de trois secousses si violentes que le cordon de sonnette que le duc tenait à la main, toujours en gesticulant, se sépara du ressort supérieur, tomba sur un candélabre garni de bougies allumées, en renversa deux; l’une, s’arrêtant sur la cheminée, brisa une charmante petite coupe de vieux sèvres, l’autre roula à terre sur un tapis de foyer en hermine, qui, un moment enflammé, fut presque aussitôt éteint sous le pied de Conrad.
Au même instant deux valets de chambre, appelés par cette sonnerie formidable, accoururent en hâte et trouvèrent M. de Lucenay le cordon de sonnette à la main, la duchesse riant aux éclats de cette ridicule cascatelle de bougies, et M. de Montbrison partageant l’hilarité de sa cousine.
M. de Saint-Remy seul ne riait pas.
M. de Lucenay, fort habitué à ces sortes d’accidents, conservait un sérieux parfait; il jeta le cordon de sonnette à un des gens et leur dit:
– La voiture de madame.
Clotilde, un peu calmée, reprit:
– En vérité, monsieur, il n’y a que vous au monde capable de donner à rire à propos d’un événement aussi lamentable.
– Lamentable!… Mais dites donc effroyable… mais dites donc épouvantable. Tenez, depuis hier, je suis à chercher combien il y a de personnes, même dans ma propre famille, que j’aurais voulu voir mourir à la place de ce pauvre d’Harville. Mon neveu d’Emberval, par exemple, qui est si impatientant à cause de son bégaiement; ou bien encore votre tante Merinville, qui parle toujours de ses nerfs, de sa migraine, et qui vous avale tous les jours, pour attendre le dîner, une abominable croûte au pot, comme une portière! Est-ce que vous y tenez beaucoup à votre tante Merinville?
– Allons donc, monsieur, vous êtes fou! dit la duchesse en haussant les épaules.
– Mais c’est que c’est vrai, reprit le duc, on donnerait vingt indifférents pour un ami… n’est-ce pas, Saint-Remy?
– Sans doute.
– C’est toujours cette vieille histoire du tailleur. La connais-tu, Conrad, l’histoire du tailleur?
– Non, mon cousin.
– Tu vas comprendre tout de suite l’allégorie. Un tailleur est condamné à être pendu; il n’y avait que lui de tailleur dans le bourg; que font les habitants? Ils disent au juge: «Monsieur le juge, nous n’avons qu’un tailleur, et nous avons trois cordonniers; si ça vous était égal de pendre un des trois cordonniers à la place du tailleur, nous aurions bien assez de deux cordonniers.» Comprends-tu l’allégorie, Conrad?
– Oui, mon cousin.
– Et vous, Saint-Remy?
– Moi aussi.
– La voiture de madame la duchesse! dit un des gens.
– Ah çà! mais pourquoi donc n’avez-vous pas mis vos diamants? dit tout à coup M. de Lucenay; avec cette toilette-là ils iraient joliment bien!
Saint-Remy tressaillit.
– Pour une pauvre fois que nous allons dans le monde ensemble, reprit le duc, vous auriez bien pu m’en faire honneur de vos diamants. C’est qu’ils sont beaux, les diamants de la duchesse… Les avez-vous vus, Saint-Remy?
– Oui… monsieur les connaît parfaitement, dit Clotilde; puis elle ajouta: Votre bras, Conrad…
M. de Lucenay suivit la duchesse avec Saint-Remy, qui ne se possédait pas de colère.
– Est-ce que vous ne venez pas avec nous chez les Senneval, Saint-Remy? lui dit M. de Lucenay.
– Non… impossible, répondit-il brusquement.
– Tenez, Saint-Remy, Mme de Senneval, voilà encore une personne… qu’est-ce que je dis, une?… deux… que je sacrifierais volontiers; car son mari est aussi sur ma liste.