Puis, par un scrupule d’une incroyable délicatesse chez une créature de cette espèce, craignant d’avoir peut-être humilié ou blessé Fleur-de-Marie par ce vœu singulier. Mont-Saint-Jean ajouta tristement:
– Non, non, je dis cela en plaisantant, allez, la Goualeuse… je ne me permettrais pas de vous regarder dans cette idée-là… sans que vous me le permettiez… Mon enfant sera aussi laid que moi… qu’est-ce que ça me fait?… Je ne l’en aimerai pas moins; pauvre petit malheureux, il n’a pas demandé à naître, comme on dit… Et s’il vit… qu’est-ce qu’il deviendra? dit-elle d’un air sombre et abattu. Hélas!… oui… qu’est-ce qu’il deviendra, mon Dieu?
La Goualeuse tressaillit à ces paroles.
En effet, que pouvait devenir l’enfant de cette misérable, avilie, dégradée, pauvre et méprisée?… Quel sort!… Quel avenir!…
– Ne pensez pas à cela, Mont-Saint-Jean, reprit Fleur-de-Marie; espérez que votre enfant trouvera des personnes charitables sur son chemin.
– Oh! on n’a pas deux fois la chance, voyez-vous, la Goualeuse, dit amèrement Mont-Saint-Jean en secouant la tête; je vous ai rencontrée… vous, c’est déjà un grand hasard… Et, tenez, soit dit sans vous offenser, j’aurais mieux aimé que mon enfant ait eu ce bonheur-là que moi. Ce vœu-là… c’est tout ce que je peux lui donner.
– Priez, priez… Dieu vous exaucera.
– Allons, je prierai, si ça vous fait plaisir, la Goualeuse, ça me portera peut-être bonheur; au fait, qui m’aurait dit, quand la Louve me battait, et que j’étais le pâtiras de tout le monde, qu’il se trouverait là un bon petit ange sauveur qui, avec sa jolie voix douce, serait plus fort que tout le monde et que la Louve, qui est si forte et si méchante?…
– Oui, mais la Louve a été bien bonne pour vous… quand elle a réfléchi que vous étiez doublement à plaindre.
– Oh! ça c’est vrai… grâce à vous, et je ne l’oublierai jamais… Mais dites donc, la Goualeuse, pourquoi donc a-t-elle, depuis l’autre jour, demandé à changer de quartier, la Louve… elle qui, malgré ses colères, avait l’air de ne pouvoir plus se passer de vous?
– Elle est un peu capricieuse…
– C’est drôle… une femme qui est venue ce matin du quartier de la prison où est la Louve dit qu’elle est toute changée…
– Comment cela?
– Au lieu de quereller ou de menacer le monde, elle est triste… triste, et s’isole dans les coins; si on lui parle, elle vous tourne le dos et ne vous répond pas. À présent la voir muette, elle qui criait toujours, c’est étonnant, n’est-ce pas? Et puis cette femme m’a dit encore une chose, mais pour cela… je ne le crois pas.
– Quoi donc?
– Elle a dit avoir vu pleurer la Louve… pleurer la Louve, c’est impossible.
– Pauvre Louve! c’est à cause de moi qu’elle a voulu changer de quartier… je l’ai chagrinée sans le vouloir, dit la Goualeuse en soupirant.
– Vous, chagriner quelqu’un, mon bon ange sauveur…
À ce moment l’inspectrice, Mme Armand, entra dans le préau. Après avoir cherché des yeux Fleur-de-Marie, elle vint à elle l’air satisfait et souriant.
– Bonne nouvelle, mon enfant…
– Que dites-vous, madame? s’écria la Goualeuse en se levant.
– Vos amis ne vous ont pas oubliée, ils ont obtenu votre mise en liberté… M. le directeur vient d’en recevoir l’avis.
– Il serait possible, madame? Ah! quel bonheur! Mon Dieu!… Et l’émotion de Fleur-de-Marie fut si violente qu’elle pâlit, mit sa main sur son cœur qui battait avec violence et retomba sur son banc.
– Calmez-vous, mon enfant, lui dit Mme Armand avec bonté, heureusement ces secousses-là sont sans danger.
– Ah! madame, que de reconnaissance!…
– C’est sans doute Mme d’Harville qui a obtenu votre liberté… Il y a là une vieille dame chargée de vous conduire chez des personnes qui s’intéressent à vous… Attendez-moi, je vais revenir vous prendre, j’ai quelques mots à dire à l’atelier.
Il serait difficile de peindre l’expression de morne désolation qui assombrit les traits de Mont-Saint-Jean, en apprenant que son bon ange sauveur, comme elle appelait la Goualeuse, allait quitter Saint-Lazare.
La douleur de cette femme était moins causée par la crainte de redevenir le souffre-douleur de la prison que par le chagrin de se voir séparée du seul être qui lui eût jamais témoigné quelque intérêt.
Toujours assise au pied du banc, Mont-Saint-Jean porta ses mains aux deux touffes de cheveux hérissés qui sortaient en désordre de son vieux bonnet noir, comme pour se les arracher; puis, cette violente affliction faisant place à l’abattement, elle laissa retomber sa tête et resta muette, immobile, le front caché dans ses mains, les coudes appuyés sur ses genoux.
Malgré sa joie de quitter la prison, Fleur-de-Marie ne put s’empêcher de frissonner un moment au souvenir de la Chouette et du Maître d’école, se rappelant que ces deux monstres lui avaient fait jurer de ne pas informer ses bienfaiteurs de son triste sort.
Mais ces funestes pensées s’effacèrent bientôt de l’esprit de Fleur-de-Marie devant l’espoir de revoir Bouqueval, Mme Georges, Rodolphe, à qui elle voulait recommander la Louve et Martial; il lui semblait même que le sentiment exalté qu’elle se reprochait d’éprouver pour son bienfaiteur, n’étant plus nourri par le chagrin et par la solitude, se calmerait dès qu’elle reprendrait ses occupations rustiques, qu’elle aimait tant à partager avec les bons et simples habitants de la ferme.
Étonnée du silence de sa compagne, silence dont elle ne soupçonnait pas la cause, la Goualeuse lui toucha légèrement l’épaule, en disant:
– Mont-Saint-Jean, puisque me voilà libre… ne pourrais-je pas vous être utile à quelque chose?
En sentant la main de la Goualeuse, la prisonnière tressaillit, laissa retomber ses bras sur ses genoux et tourna vers la jeune fille son visage ruisselant de larmes.
Une si amère douleur éclatait sur la figure de Mont-Saint-Jean que sa laideur disparaissait.
– Mon Dieu!… Qu’avez-vous? lui dit la Goualeuse; comme vous pleurez!
– Vous vous en allez! murmura la détenue d’une voix entrecoupée de sanglots; je n’avais pourtant jamais pensé que d’un moment à l’autre vous partiriez d’ici… et que je ne vous verrais plus… plus… jamais…
– Je vous assure que je me souviendrai toujours de votre amitié… Mont-Saint-Jean.
– Mon Dieu, mon Dieu!… Et dire que je vous aimais déjà tant… Quand j’étais là assise par terre, à vos pieds… il me semblait que j’étais sauvée… que je n’avais plus rien à craindre. Ce n’est pas pour les coups que les autres vont peut-être recommencer à me donner que je dis cela… j’ai la vie dure… Mais enfin il me semblait que vous étiez ma bonne chance et que vous porteriez bonheur à mon enfant, rien que parce que vous aviez eu pitié de moi… C’est vrai, allez, ça; quand on est habitué à être maltraité, on est plus sensible que d’autres à la bonté. Puis, s’interrompant pour éclater encore en sanglots, elle s’écria: Allons, c’est fini… c’est fini… Au fait… ça devait arriver un jour ou l’autre… mon tort est de n’y avoir jamais pensé… C’est fini… plus rien… plus rien…
– Allons, courage, je me souviendrai de vous, comme vous vous souviendrez de moi.