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– Allons, allons, nous sommes pressées, ma chère demoiselle, dit Mme Séraphin en offrant son bras à sa victime avec impatience.

– Madame, donnez-nous encore quelques moments; il y a si longtemps que je n’ai vu ma pauvre Goualeuse, dit Rigolette.

– C’est qu’il est tard, mesdemoiselles; déjà trois heures, et nous avons une longue course à faire, répondit Mme Séraphin fort contrariée de cette rencontre; puis elle ajouta: Je vous donne encore dix minutes…

– Et toi, reprit Fleur-de-Marie en prenant les mains de son amie dans les siennes, tu as un caractère si heureux; tu es toujours gaie? toujours contente?…

– Je l’étais il y a quelques jours… contente et gaie, maintenant…

– Tu as des chagrins?

– Moi? Ah bien! oui, tu me connais… un vrai Roger-Bontemps… Je ne suis pas changée… mais malheureusement tout le monde n’est pas comme moi… Et comme les autres ont des chagrins, ça fait que j’en ai.

– Toujours bonne…

– Que veux-tu!… Figure-toi que je viens ici pour une pauvre fille… une voisine… la brebis du bon Dieu, qu’on accuse à tort et qui est bien à plaindre, va; elle s’appelle Louise Morel, c’est la fille d’un honnête ouvrier qui est devenu fou tant il était malheureux.

Au nom de Louise Morel, une des victimes du notaire, Mme Séraphin tressaillit et regarda très-attentivement Rigolette.

La figure de la grisette lui était absolument inconnue; néanmoins la femme de charge prêta dès lors beaucoup d’attention à l’entretien des deux jeunes filles.

– Pauvre femme! reprit la Goualeuse, comme elle doit être contente de ce que tu ne l’oublies pas dans son malheur!

– Ce n’est pas tout, c’est comme un sort; telle que tu me vois, je viens de bien loin… et encore d’une prison… mais d’une prison d’hommes.

– D’une prison d’hommes, toi?…

– Ah! mon Dieu oui, j’ai là une autre pauvre pratique bien triste… aussi tu vois mon cabas (et Rigolette le montra), il est partagé en deux, chacun a son côté: aujourd’hui j’apporte à Louise un peu de linge, et tantôt j’ai aussi porté quelque chose à ce pauvre Germain… mon prisonnier s’appelle Germain; tiens, je ne peux pas penser à ce qui vient de m’arriver avec lui sans avoir envie de pleurer… c’est bête, je sais que cela n’en vaut pas la peine, mais enfin je suis comme ça.

– Et pourquoi as-tu envie de pleurer?

– Figure-toi que Germain est si malheureux d’être confondu avec ces mauvais hommes de la prison qu’il est tout accablé, n’ayant de goût à rien, ne mangeant pas et maigrissant à vue d’œil… Je m’aperçois de ça, et je me dis: «Il n’a pas faim, je vais lui faire une petite friandise qu’il aimait bien quand il était mon voisin, ça le ragoûtera…» Quand je dis friandise, entendons-nous, c’étaient tout bonnement de belles pommes de terre jaunes, écrasées avec un peu de lait et du sucre; j’en emplis une jolie tasse bien propre, et tantôt je lui porte ça à sa prison en lui disant que j’avais préparé moi-même ce pauvre petit régal, comme autrefois, dans le bon temps, tu comprends; je croyais ainsi lui donner un peu envie de manger… Ah bien! oui…

– Comment?

– Ça lui a donné envie de pleurer; quand il a reconnu la tasse dans laquelle j’avais si souvent pris mon lait devant lui, il s’est mis à fondre en larmes… et, par-dessus le marché, j’ai fini par faire comme lui, quoique j’aie voulu m’en empêcher. Tu vois comme j’ai de la chance, je croyais bien faire… le consoler, et je l’ai attristé davantage encore.

– Oui, mais ces larmes-là lui auront été si douces!

– C’est égal, j’aurais autant aimé le consoler autrement; mais je te parle de lui sans te dire qui il est; c’est un ancien voisin à moi… le plus honnête garçon du monde, aussi doux, aussi timide qu’une jeune fille, et que j’aimais comme un camarade, comme un frère.

– Oh! alors, je conçois que ses chagrins soient devenus les tiens.

– N’est-ce pas? Mais tu vas voir comme il a bon cœur. Quand je me suis en allée, je lui ai demandé, comme toujours, ses commissions, lui disant en riant, afin de l’égayer un peu, que j’étais sa petite femme de ménage et que je serais bien exacte, bien active, pour garder sa pratique. Alors lui, s’efforçant de sourire, m’a demandé de lui apporter un des romans de Walter Scott qu’il m’avait autrefois lus le soir pendant que je travaillais; ce roman-là s’appelle Ivan… Ivanhoé… oui, c’est ça. J’aimais tant ce livre-là qu’il me l’avait lu deux fois… Pauvre Germain! il était si complaisant!…

– C’est un souvenir de cet heureux temps passé qu’il veut avoir…

– Certainement, puisqu’il m’a priée d’aller dans le même cabinet de lecture, non pour louer, mais pour acheter les mêmes volumes que nous lisions ensemble… Oui, les acheter… et tu juges, pour lui, c’est un sacrifice, car il est aussi pauvre que nous.

– Excellent cœur! dit la Goualeuse tout émue.

– Te voilà aussi attendrie que moi… quand il m’a chargée de cette commission, ma bonne petite Goualeuse; mais tu comprends, plus je me sentais envie de pleurer, plus je tâchais de rire, car, pleurer deux fois dans une visite faite exprès pour l’égayer, c’était trop fort… Aussi, pour cacher ça, je me suis mise à lui rappeler les drôles d’histoires d’un juif, un personnage de ce roman qui nous amusait tant autrefois… mais plus je parlais, plus il me regardait avec de grosses, grosses larmes dans les yeux. Dame, moi, ça m’a fendu le cœur; j’avais beau renfoncer mes larmes depuis un quart d’heure… j’ai fini par faire comme lui; quand je l’ai quitté, il sanglotait et je me disais, furieuse de ma sottise: «Si c’est comme ça que je le console et que je l’égaie, c’est bien la peine d’aller le voir; moi qui me promets toujours de le faire rire, c’est étonnant comme j’y réussis!»

Au nom de Germain, autre victime du notaire, Mme Séraphin avait redoublé d’attention.

– Et qu’a-t-il donc fait, ce jeune homme, pour être en prison? demanda Fleur-de-Marie.

– Lui! s’écria Rigolette, dont l’attendrissement cédait à l’indignation, il a fait qu’il est poursuivi par un vieux monstre de notaire… qui est aussi le dénonciateur de Louise.

– De Louise, que tu viens voir ici?

– Sans doute; elle était la servante du notaire, et Germain était son caissier… Il serait trop long de te dire de quoi il accuse bien injustement ce pauvre garçon… Mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que ce méchant homme est comme un enragé après ces deux malheureux, qui ne lui ont jamais fait de mal… Mais patience, patience, chacun aura son tour…

Rigolette prononça ces derniers mots avec une expression qui inquiéta Mme Séraphin. Se mêlant à la conversation, au lieu d’y demeurer étrangère, elle dit à Fleur-de-Marie d’un air patelin:

– Ma chère demoiselle, il est tard, il faut partir… on nous attend. Je comprends bien que ce que vous dit mademoiselle vous intéresse, car moi, qui ne connais pas la jeune fille et le jeune homme dont on parle, ça me désole. Mon Dieu! est-il possible qu’il y ait des gens si méchants! Et comment donc s’appelle-t-il, ce vilain notaire dont vous parlez, mademoiselle?

Rigolette n’avait aucune raison de se défier de Mme Séraphin. Néanmoins, se souvenant des recommandations de Rodolphe, qui lui avait enjoint la plus grande réserve au sujet de la protection cachée qu’il accordait à Germain et à Louise, elle regretta de s’être laissé entraîner à dire: «Patience, chacun aura son tour.»