– Dis donc, et quand, en sortant de prison, la Louve viendra ici pour chercher son homme… comme elle l’appelle?
– Eh bien! on lui dira: «Cherche.»
– À propos, sais-tu que si ma mère n’avait pas enfermé ces gueux d’enfants, ils auraient été capables de ronger la porte comme des rats pour délivrer Martial? Ce petit gredin de François est un vrai démon depuis qu’il se doute que nous avons emballé le grand frère.
– Ah çà! mais est-ce qu’on va les laisser dans la chambre d’en haut pendant que nous allons quitter l’île? Leur fenêtre n’est pas grillée; ils n’ont qu’à descendre en dehors…
À ce moment, des cris et des sanglots, partant de la maison, attirèrent l’attention de Calebasse et de Nicolas.
Ils virent la porte du rez-de-chaussée, jusqu’alors ouverte, se fermer violemment, une minute après, la figure pâle et sinistre de la mère Martial apparut à travers les barreaux de la fenêtre de la cuisine.
De son long bras décharné, la veuve du supplicié fit signe à ses enfants de venir à elle.
– Allons, il y a du grabuge; je parie que c’est encore François qui se rebiffe, dit Nicolas. Gredin de Martial! Sans lui, ce gamin-là aurait été tout seul. Veille toujours bien: et si tu vois les deux femelles, appelle-moi.
Pendant que Calebasse, remontée sur son banc, épiait au loin la venue de Mme Séraphin et de la Goualeuse, Nicolas entra dans la maison.
La petite Amandine, agenouillée au milieu de la cuisine, sanglotait et demandait grâce pour son frère François.
Irrité, menaçant, celui-ci, acculé dans un des angles de cette pièce, brandissait la hachette de Nicolas et semblait décidé à apporter cette fois une résistance désespérée aux volontés de sa mère.
Toujours impassible, toujours silencieuse, montrant à Nicolas l’entrée du caveau qui s’ouvrait dans la cuisine et dont la porte était entrebâillée, la veuve fit signe à son fils d’y enfermer François.
– On ne m’enfermera pas là-dedans! s’écria l’enfant déterminé dont les yeux brillaient comme ceux d’un jeune chat sauvage. Vous voulez nous y laisser mourir de faim avec Amandine, comme notre frère Martial.
– Maman… pour l’amour de Dieu, laissez-nous en haut dans notre chambre, comme hier, demanda la petite fille d’un ton suppliant, en joignant les mains… dans le caveau noir, nous aurons trop peur.
La veuve regarda Nicolas d’un air impatient, comme pour lui reprocher de n’avoir pas encore exécuté ses ordres, puis, d’un nouveau geste impérieux, lui désigna François.
Voyant son frère s’avancer vers lui, le jeune garçon brandit sa hachette d’un air désespéré et s’écria:
– Si on veut m’enfermer là, que ce soit ma mère, mon frère ou Calebasse, tant pis… je frappe, et la hache coupe.
Ainsi que la veuve, Nicolas sentait l’imminente nécessité d’empêcher les deux enfants d’aller au secours de Martial pendant que la maison resterait seule, et aussi de leur dérober la connaissance des scènes qui allaient se passer, car de leur fenêtre on découvrait la rivière, où l’on voulait noyer Fleur-de-Marie.
Mais Nicolas, aussi féroce que lâche, et se souciant peu de recevoir un coup de la dangereuse hachette dont son jeune frère était armé, hésitait à s’approcher de lui.
La veuve, courroucée de l’hésitation de son fils aîné, le poussa rudement par l’épaule au-devant de François.
Mais Nicolas, reculant de nouveau, s’écria:
– Quand il m’aura blessé, qu’est-ce que je ferai, la mère? Vous savez bien que je vais avoir besoin de mes bras tout à l’heure, et je me ressens encore du coup que ce gueux de Martial m’a donné.
La veuve haussa les épaules avec mépris et fit un pas vers François.
– N’approchez pas, ma mère, s’écria François furieux, ou vous allez me payer tous les coups que vous nous avez donnés à nous deux Amandine.
– Mon frère, laisse-toi plutôt renfermer. Oh! mon Dieu, ne frappe pas notre mère! s’écria Amandine épouvantée.
Tout à coup Nicolas vit sur une chaise une grande couverture de laine dont on s’était servi pour le repassage; il la saisit, la déploya à moitié et la lança adroitement sur la tête de François, qui, malgré ses efforts, se trouvant engagé sous ses plis épais, ne put faire usage de son arme.
Alors Nicolas se précipita sur lui et, aidé de sa mère, il le porta dans le caveau.
Amandine était restée agenouillée au milieu de la cuisine; dès qu’elle vit le sort de son frère, elle se leva vivement et, malgré sa terreur, alla d’elle-même le rejoindre dans le sombre réduit.
La porte fut fermée à double tour sur le frère et sur la sœur.
– C’est pourtant la faute de ce gueux de Martial si ces enfants sont maintenant comme des déchaînés après nous, s’écria Nicolas.
– On n’entend plus rien dans sa chambre depuis ce matin, dit la veuve d’un air pensif, et elle tressaillit; plus rien…
– C’est ce qui prouve, la mère, que tu as bien fait de dire tantôt au père Férot, le pêcheur d’Asnières, que Martial était depuis deux jours dans son lit malade à crever. Comme ça, quand tout sera dit, on ne s’étonnera de rien.
Après un moment de silence, et comme si elle eût voulu échapper à une pensée pénible, la veuve reprit brusquement:
– La Chouette est venue ici pendant que j’étais à Asnières?
– Oui, la mère.
– Pourquoi n’est-elle pas restée pour nous accompagner chez Bras-Rouge? Je me défie d’elle.
– Bah! vous vous défiez de tout le monde, la mère: aujourd’hui c’est de la Chouette, hier c’était de Bras-Rouge.
– Bras-Rouge est libre, mon fils est à Toulon, et ils avaient commis le même vol.
– Quand vous répéterez toujours cela… Bras-Rouge a échappé parce qu’il est fin comme l’ambre, voilà tout. La Chouette n’est pas restée ici parce qu’elle avait rendez-vous à deux heures, près de l’Observatoire, avec le grand monsieur en deuil au compte de qui elle a enlevé cette jeune fille de campagne avec l’aide du Maître d’école et de Tortillard, même que c’était Barbillon qui menait le fiacre que ce grand monsieur en deuil avait loué pour cette affaire. Voyons, la mère, comment voulez-vous que la Chouette nous dénonce, puisqu’elle nous dit les coups qu’elle monte, et que nous ne lui disons pas les nôtres? Car elle ne sait rien de la noyade de tout à l’heure. Soyez tranquille, allez, la mère, les loups ne se mangent pas, la journée sera bonne; quand je pense que la courtière a souvent pour des vingt, des trente mille francs de diamants dans son sac, et qu’avant deux heures nous la tiendrons dans le caveau de Bras-Rouge!… Trente mille francs de diamants!… Pensez donc!
– Et pendant que nous tiendrons la courtière, Bras-Rouge restera en dehors de son cabaret? dit la veuve d’un air soupçonneux.
– Et où voulez-vous qu’il soit? S’il vient quelqu’un chez lui, ne faut-il pas qu’il réponde et qu’il empêche d’approcher de l’endroit où nous ferons notre affaire?
– Nicolas! Nicolas! cria tout à coup Calebasse au-dehors, voilà les deux femmes.
– Vite, vite, la mère, votre châle; je vais vous conduire à terre, ça sera autant de fait, dit Nicolas.