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La veuve avait remplacé sa marmotte de deuil par un bonnet de tulle noir. Elle s’enveloppa dans un grand châle de tartan à carreaux gris et blancs, ferma la porte de la cuisine, plaça la clef derrière un des volets du rez-de-chaussée et suivit son fils à l’embarcadère.

Presque malgré elle, avant de quitter l’île, elle jeta un long regard sur la fenêtre de Martial, fronça les sourcils, pinça ses lèvres; puis, après un brusque et nouveau tressaillement, elle murmura tout bas: «C’est sa faute, c’est sa faute.»

– Nicolas, les vois-tu… là-bas, le long de la butte? il y a une paysanne et une bourgeoise, s’écria Calebasse en montrant, de l’autre côté de la rivière, Mme Séraphin et Fleur-de-Marie qui descendaient un petit sentier contournant un escarpement assez élevé d’où l’on dominait un four à plâtre.

– Attendons le signal, n’allons pas faire de mauvaise besogne, dit Nicolas.

– Tu es donc aveugle? Est-ce que tu ne reconnais pas la grosse femme qui est venue avant-hier! Vois donc son châle orange. Et la petite paysanne, comme elle se dépêche! Elle est encore bonne enfant, celle-là, on voit bien qu’elle ne sait pas ce qui l’attend.

– Oui, je reconnais la grosse femme. Allons, ça chauffe, ça chauffe. Ah çà! convenons bien du coup, Calebasse, dit Nicolas. Je prendrai la vieille et la jeune dans le bachot à soupape, tu me suivras dans l’autre bout à bout, et attention à ramer juste, pour que d’un saut je puisse me lancer dans ton bateau dès que j’aurai fait jouer la trappe et que le mien enfoncera.

– N’aie pas peur, ce n’est pas la première fois que je rame, n’est-ce pas?

– Je n’ai pas peur de me noyer, tu sais comme je nage. Mais, si je ne sautais pas à temps dans l’autre bachot, les femelles, en se débattant contre la noyade, pourraient s’accrocher à moi, et, merci, je n’ai pas envie de faire une pleine eau avec elles.

– La vieille fait signe avec son mouchoir, dit Calebasse; les voilà sur la grève.

– Allons, allons, embarquez, la mère, dit Nicolas en démarrant, venez dans le bachot à soupape. Comme ça, les deux femmes ne se défieront de rien. Et toi, Calebasse, saute dans l’autre, et des bras, ma fille, rame dur. Ah! tiens, prends mon croc, mets-le à côté de toi, il est pointu comme une lance, ça pourra servir, et en route! dit le bandit en plaçant dans le bateau de Calebasse un long croc armé d’un fer aigu.

En peu d’instants les deux bachots, conduits l’un par Nicolas, l’autre par Calebasse, abordèrent sur la grève, où Mme Séraphin et Fleur-de-Marie attendaient depuis quelques minutes.

Pendant que Nicolas attachait son bateau à un pieu placé sur le rivage, Mme Séraphin s’approcha et lui dit tout bas et très-rapidement:

– Dites que Mme Georges nous attend; puis la femme de charge reprit à haute voix:

– Nous sommes un peu en retard, mon garçon?

– Oui, ma brave dame; Mme Georges vous a déjà demandées plusieurs fois.

– Vous voyez, ma chère demoiselle, Mme Georges nous attend, dit Mme Séraphin en se retournant vers Fleur-de-Marie, qui, malgré sa confiance, avait senti son cœur se serrer à l’aspect des sinistres figures de la veuve, de Calebasse et de Nicolas. Mais le nom de Mme Georges la rassura, et elle répondit:

– Je suis aussi bien impatiente de voir Mme Georges, heureusement le trajet n’est pas long.

– Va-t-elle être contente, cette chère dame! dit Mme Séraphin. Puis, s’adressant à Nicolas: – Voyons, mon garçon, approchez encore un peu plus votre bateau que nous puissions monter. Et elle ajouta tout bas: Il faut absolument noyer la petite; si elle revient sur l’eau, replongez-la.

– C’est dit; et vous, n’ayez pas peur, quand je vous ferai signe, donnez-moi la main. Elle enfoncera toute seule, tout est préparé, vous n’avez rien à craindre, répondit tout bas Nicolas. Puis, avec une impassibilité féroce, sans être touché ni de la beauté ni de la jeunesse de Fleur-de-Marie, il lui tendit son bras.

La jeune fille s’y appuya légèrement et entra dans le bateau.

– À vous, ma brave dame, dit Nicolas à Mme Séraphin.

Et il lui offrit la main à son tour.

Fut-ce pressentiment, défiance ou seulement crainte de ne pas sauter assez lestement de l’embarcation dans laquelle se trouvaient Nicolas et la Goualeuse lorsqu’elle coulerait à fond, la femme de charge de Jacques Ferrand dit à Nicolas en se reculant:

– Au fait, moi, j’irai dans le bateau de mademoiselle.

Et elle se plaça près de Calebasse.

– À la bonne heure, dit Nicolas en échangeant un coup d’œil expressif avec sa sœur.

Et, du bout de sa rame, il donna une vigoureuse impulsion à son bachot.

Sa sœur l’imita lorsque Mme Séraphin fut à côté d’elle.

Debout, immobile, sur le rivage, indifférente à cette scène, la veuve, pensive et absorbée, attachait obstinément son regard sur la fenêtre de Martial, que l’on distinguait de la grève à travers les peupliers.

Pendant ce temps, les deux bachots, dont le premier portait Fleur-de-Marie et Nicolas, l’autre Mme Séraphin et Calebasse, s’éloignèrent lentement du bord.

Fin de la sixième partie

(1842 – 1843)

[1] Quelques jours après avoir écrit ces lignes, nous relisions le Mémorial de Sainte-Hélène, ce livre immortel qui nous semble un sublime traité de philosophie pratique; nous avons remarqué ce passage, qui nous avait jusqu’alors échappé. «Après un de mes rêves (c’est l’empereur qui parle), nos grands événements de guerre accomplis et soldés, de retour à l’intérieur, en repos et respirant, eût été de chercher une douzaine de vrais bons philanthropes, de ces braves gens ne vivant que pour le bien, n’existant que pour le pratiquer; je les eusse disséminés dans l’empire, qu’ils eussent parcouru en secret pour me rendre compte à moi-même; ils eussent été les «espions de la vertu»; ils seraient venus me trouver directement; ils eussent été mes confesseurs, mes directeurs spirituels, et mes décisions avec eux eussent été mes bonnes œuvres secrètes. Ma grande occupation, lors de mon entier repos, eût été, du sommet de ma puissance, de m’occuper à fond d’améliorer la condition de la société; j’eusse descendu jusqu’aux jouissances individuelles.» (Mémorial, t. V, p. 100, édition de 1824.)

[2] Viens boire de l’eau-de-vie, Nicolas; la vieille donne dans le piège à mort; elle viendra chez la Chouette; la mère Martial nous aidera à lui prendre de force ses pierreries, et après nous emporterons le cadavre dans ton bateau.

[3] Dépêchons-nous.

[4] Mouchard.

[5] Guillotiné

[6] Volé.

[7] Mon couteau.

[8] Cuivre.

[9] Ces effroyables enseignements ne sont malheureusement pas exagérés. Voici ce que nous lisons dans l’excellent rapport de M. de Bretignères sur la colonie pénitentiaire de Mettray (séance du 12 mars 1842): «L’état civil de nos colons est important à constater: parmi eux nous comptons: 32 enfants naturels, 34 dont les père et mère sont remariés, 51 dont les parents sont en prison, 124 dont les parents n’ont pas été l’objet de poursuites de la justice, mais sont plongés dans la plus profonde misère. Ces chiffres sont éloquents et grands d’enseignements; ils permettent de remonter des effets aux causes et donnent l’espoir d’arrêter les progrès d’un mal dont l’origine est ainsi constatée. «Le nombre des parents criminels fait apprécier l’éducation qu’ont dû recevoir les enfants sous la tutelle de semblables guides. Instruits au mal par leurs pères, les fils ont failli sous leurs ordres et ont cru bien faire en suivant leur exemple. Atteints par la justice, ils se résignent à partager dans la prison le destin de leur famille; ils n’y apportent que l’émulation du vice, et il faut vraiment qu’une lueur de la grâce divine existe encore au fond de ces rudes et grossières natures pour que tous germes honnêtes ne soient pas éteints.»