«- Vous avez raison, me dit le notaire; c’est d’ailleurs respectable de tenir aux vêtements de son pays… Elle restera donc vêtue en Alsacienne.
«- Allons, que je dis à Cecily, qui, la tête basse, pleurnichait toujours, il faut te décider, ma fille; une bonne place dans une honnête maison ne se trouve pas tous les jours; et d’ailleurs, si tu refuses, arrange-toi comme tu voudras, je ne m’en mêle plus.»
«Là-dessus Cecily répond en soupirant, le cœur tout gros, qu’elle consent à rester, mais à condition que si, dans une quinzaine de jours, le mal du pays la tourmente trop, elle pourra s’en aller.
«- Je ne veux pas vous garder de force, dit le notaire, et je ne suis pas embarrassé de trouver des servantes. Voilà votre denier à Dieu: votre tante n’aura qu’à vous ramener ici demain soir.»
«Cecily n’avait pas cessé de pleurnicher. J’ai accepté pour elle le denier à Dieu de quarante sous de ce vieux pingre et nous sommes revenues ici.
– Très-bien, madame Pipelet! Je n’oublie pas ma promesse; voilà ce que je vous ai promis si vous parveniez à me placer cette pauvre fille qui m’embarrassait…
– Attendez à demain, mon roi des locataires, dit Mme Pipelet en refusant l’argent de Rodolphe; car enfin M. Ferrand n’a qu’à se raviser, quand ce soir je vas lui conduire Cecily…
– Je ne crois pas qu’il se ravise; mais où est-elle?
– Dans le cabinet qui dépend de l’appartement du commandant; elle n’en bouge pas d’après vos ordres; elle a l’air résignée comme un mouton, quoiqu’elle ait des yeux… ah! quels yeux!… Mais à propos du commandant, est-il intrigant! Lorsqu’il est venu lui-même surveiller l’emballement de ses meubles, est-ce qu’il ne m’a pas dit que s’il venait ici des lettres adressées à une Mme Vincent, c’était pour lui, et de les lui envoyer rue Mondovi, n° 5? Il se fait écrire sous un nom de femme, ce bel oiseau! Comme c’est malin!… Mais ce n’est pas tout, est-ce qu’il n’a pas eu l’effronterie de me demander ce qu’était devenu son bois!…
«- Votre bois!… Pourquoi donc pas votre forêt tout de suite?» que je lui ai répondu. Tiens, c’est vrai pour deux mauvaises voies… de rien du tout: une de flotté et une de neuf, car il n’avait pas pris tout bois neuf, le grippe-sous… fait-il son embarras! Son bois! «Je l’ai brûlé, votre bois, que je lui dis, pour sauver vos effets de l’humidité: sans cela il aurait poussé des champignons sur votre calotte brodée et sur votre robe de chambre de ver luisant, que vous avez mise joliment souvent pour le roi de Prusse… en attendant cette petite dame qui se moquait de vous.»
Un gémissement sourd et plaintif d’Alfred interrompit Mme Pipelet.
– Voilà le vieux chéri qui rumine, il va s’éveiller… Vous permettez, mon roi des locataires?
– Certainement… j’ai d’ailleurs encore quelques renseignements à vous demander…
– Eh bien! vieux chéri, comment ça va-t-il? demanda Mme Pipelet à son mari, en ouvrant ses rideaux; voilà M. Rodolphe; il sait la nouvelle infamie de Cabrion, il te plaint de tout son cœur.
– Ah! monsieur, dit Alfred en tournant languissamment sa tête vers Rodolphe, cette fois je n’en relèverai pas… le monstre m’a frappé au cœur… Je suis l’objet des brocards de la capitale… mon nom se lit sur tous les murs de Paris… accolé à celui de ce misérable, Pipelet-Cabrion, avec un énorme trait d’union… môssieur… un trait d’union… moi!… uni à cet infernal polisson aux yeux de la capitale de l’Europe!
– M. Rodolphe sait cela… mais ce qu’il ne sait pas, c’est ton aventure d’hier soir avec ces deux grandes drôlesses.
– Ah! monsieur, il avait gardé sa plus monstrueuse infamie pour la dernière; celle-là a passé toutes les bornes, dit Alfred d’une voix dolente.
– Voyons, mon cher monsieur Pipelet… racontez-moi ce nouveau malheur.
– Tout ce qu’il m’a fait jusqu’à présent n’était rien auprès de cela, monsieur… Il est arrivé à ses fins… grâce aux procédés les plus honteux… Je ne sais si je vais avoir la force de vous faire ce narré… la confusion… la pudeur m’entraveront à chaque pas.
M. Pipelet s’étant mis péniblement sur son séant croisa pudiquement les revers de son gilet de laine et commença en ces termes:
– Mon épouse venait de sortir; absorbé dans l’amertume que me causait la nouvelle prostitution de mon nom écrit sur tous les murs de la capitale, je cherchais à me distraire en m’occupant d’un ressemelage d’une botte vingt fois reprise et vingt fois abandonnée, grâce aux opiniâtres persécutions de mon bourreau. J’étais assis devant une table, lorsque je vois la porte de ma loge s’ouvrir et une femme entrer.
«Cette femme était enveloppée d’un manteau à capuchon; je me soulevai honnêtement de mon siège et portai la main à mon chapeau. À ce moment une seconde femme, aussi enveloppée d’un manteau à capuchon, entre dans ma loge et ferme la porte en dedans… Quoique étonné de la familiarité de ce procédé et du silence que gardaient les deux femmes, je me ressoulève de ma chaise, et je reporte la main à mon chapeau… Alors, monsieur… non, non, je ne pourrai jamais… ma pudeur se révolte…
– Voyons, vieille bégueule… nous sommes entre hommes… va donc.
– Alors, reprit Alfred en devenant cramoisi, les manteaux tombent et qu’est-ce que je vois? Deux espèces de sirènes ou de nymphes, sans autres vêtements qu’une tunique de feuillage, la tête aussi couronnée de feuillage; j’étais pétrifié… Alors toutes deux s’avancent vers moi en me tendant leurs bras, comme pour m’engager à m’y précipiter [6]…
– Les coquines!… dit Anastasie.
– Les avances de ces impudiques me révoltèrent, reprit Alfred, animé d’une chaste indignation; et, selon cette habitude qui ne m’abandonne jamais dans les circonstances les plus critiques de ma vie, je restai complètement immobile sur ma chaise; alors, profitant de ma stupeur, les deux sirènes s’approchent avec une espèce de cadence, en faisant des ronds de jambe et en arrondissant les bras… Je m’immobilise de plus en plus. Elles m’atteignent… elles m’enlacent.
– Enlacer un homme d’âge et marié… les gredines! Ah! si j’avais été là… avec mon manche à balai…, s’écria Anastasie, je vous en aurais donné, de la cadence et des ronds de jambe, gourgandines!
– Quand je me sens enlacé, reprit Alfred, mon sang ne fait qu’un tour… j’ai la petite mort… Alors l’une des sirènes… la plus effrontée, une grande blonde, se penche sur mon épaule, m’enlève mon chapeau et me met le chef à nu, toujours en cadence… avec des ronds de jambe et en arrondissant les bras. Alors sa complice, tirant une paire de ciseaux de son feuillage, rassemble en une énorme mèche tout ce qui me restait de cheveux derrière la tête, et me coupe le tout, monsieur, le tout… toujours avec des ronds de jambe; puis elle dit en chantonnant et en cadençant: «C’est pour Cabrion…» Et l’autre impudique de répéter en chœur: «C’est pour Cabrion… c’est pour Cabrion!»
Après une pause accompagnée d’un soupir douloureux, Alfred reprit:
– Pendant cette impudente spoliation… je lève les yeux et je vois collée aux vitres de la loge la figure infernale de Cabrion avec sa barbe et son chapeau pointu… il riait, il riait… il était hideux. Pour échapper à cette vision odieuse, je ferme les yeux… Quand je les ai rouverts, tout avait disparu… je me suis retrouvé sur ma chaise… le chef à nu et complètement dévasté!… Vous le voyez, monsieur, Cabrion est arrivé à ses fins à force de ruse, d’opiniâtreté et d’audace… et par quels moyens, mon Dieu!… Il voulait me faire passer pour son ami!… Il a commencé par afficher ici que nous faisions commerce d’amitié ensemble. Non content de cela… à cette heure mon nom est accolé au sien sur tous les murs de la capitale avec un énorme trait d’union. Il n’y a pas à cette heure un habitant de Paris qui mette en doute mon intimité avec ce misérable; il voulait de mes cheveux, il en a… il les a tous, grâce aux exactions de ces sirènes effrontées. Maintenant, monsieur, vous le voyez, il ne me reste qu’à quitter la France… ma belle France… où je croyais vivre et mourir…