Et Alfred se jeta à la renverse sur son lit en joignant les mains.
– Mais au contraire, vieux chéri, maintenant qu’il a de tes cheveux, il te laissera tranquille.
– Me laisser tranquille! s’écria M. Pipelet avec un soubresaut convulsif; mais tu ne le connais pas, il est insatiable. Maintenant qui sait ce qu’il voudra de moi?
Rigolette, paraissant à l’entrée de la loge, mit un terme aux lamentations de M. Pipelet.
– N’entrez pas, mademoiselle! cria M. Pipelet, fidèle à ses habitudes de chaste susceptibilité. Je suis au lit et en linge.
Ce disant, il tira un de ses draps jusqu’à son menton. Rigolette s’arrêta discrètement au seuil de la porte.
– Justement, ma voisine, j’allais chez vous, lui dit Rodolphe. Veuillez m’attendre un moment. Puis, s’adressant à Anastasie: N’oubliez pas de conduire Cecily ce soir chez M. Ferrand.
– Soyez tranquille, mon roi des locataires, à sept heures, elle y sera installée. Maintenant que la femme Morel peut marcher, je la prierai de garder ma loge, car Alfred ne voudrait pas, pour un empire, rester tout seul.
IX Voisin et voisine
Les roses du teint de Rigolette pâlissaient de plus en plus; sa charmante figure, jusqu’alors si fraîche, si ronde, commençait à s’allonger un peu; sa piquante physionomie, ordinairement si animée, si vive, était devenue sérieuse et plus triste encore qu’elle ne l’était lors de la dernière entrevue de la grisette et de Fleur-de-Marie à la porte de la prison de Saint-Lazare.
– Combien je suis contente de vous rencontrer mon voisin, dit Rigolette à Rodolphe lorsque celui-ci fut sorti de la loge de Mme Pipelet. J’ai bien des choses à vous dire, allez…
– D’abord, ma voisine, comment vous portez-vous? Voyons, cette jolie figure… est-elle toujours rose et gaie? Hélas! non; je vous trouve pâle… Je suis sûr que vous travaillez trop…
– Oh! non, monsieur Rodolphe, je vous assure que maintenant je suis faite à ce petit surcroît d’ouvrage… Ce qui ne change, c’est tout bonnement le chagrin. Mon Dieu oui, toutes les fois que je vois ce pauvre Germain, je m’attriste de plus en plus.
– Il est donc toujours bien abattu?
– Plus que jamais, monsieur Rodolphe, et ce qui est désolant, c’est que tout ce que je fais pour le consoler tourne contre moi, c’est comme un sort… Et une larme vint voiler les grands yeux noirs de Rigolette.
– Expliquez-moi cela, ma voisine.
– Hier, par exemple, je vais le voir et lui porter un livre qu’il m’avait priée de lui procurer, parce que c’était un roman que nous lisions dans notre bon temps de voisinage. À la vue de ce livre il fond en larmes; cela ne m’étonne pas, c’était bien naturel… Dame!… ce souvenir de nos soirées si tranquilles, si gentilles au coin de mon poêle, dans ma jolie petite chambre, comparer cela à son affreuse vie de prison; pauvre Germain! c’est bien cruel.
– Rassurez-vous, dit Rodolphe à la jeune fille. Lorsque Germain sera hors de prison et que son innocence sera reconnue, il retrouvera sa mère, des amis, et il oubliera bien vite auprès d’eux et de vous ces durs moments d’épreuve.
– Oui; mais jusque-là, monsieur Rodolphe, il va encore se tourmenter davantage. Et puis, ce n’est pas tout…
– Qu’y a-t-il encore?
– Comme il est le seul honnête homme au milieu de ces bandits, ils l’ont en grippe, parce qu’il ne peut pas prendre sur lui de frayer avec eux. Le gardien du parloir, un bien brave homme, m’a dit d’engager Germain, dans son intérêt, à être moins fier… à tâcher de se familiariser avec ces mauvaises gens… mais il ne le peut pas, c’est plus fort que lui, et je tremble qu’un jour ou l’autre on ne lui fasse du mal… Puis, s’interrompant tout à coup et essuyant une larme, Rigolette reprit: Mais, voyez donc, je ne pense qu’à moi, et j’oubliais de vous parler de la Goualeuse.
– De la Goualeuse? dit Rodolphe avec surprise.
– Avant-hier, en allant voir Louise à Saint-Lazare, je l’ai rencontrée.
– La Goualeuse?
– Oui, monsieur Rodolphe.
– À Saint-Lazare?
– Elle en sortait avec une vieille dame.
– C’est impossible!… s’écria Rodolphe stupéfait.
– Je vous assure que c’était bien elle, mon voisin.
– Vous vous serez trompée.
– Non, non; quoiqu’elle fût vêtue en paysanne, je l’ai tout de suite reconnue: elle est toujours bien jolie, quoique pâle, et elle a le même petit air doux et triste qu’autrefois.
– Elle, à Paris… sans que j’en sois instruit! Je ne puis le croire. Et que venait-elle faire à Saint-Lazare?
– Comme moi, voir une prisonnière sans doute; je n’ai pas eu le temps de lui en demander davantage; la vieille dame qui l’accompagnait avait l’air si grognon et si pressé… Ainsi, vous la connaissez aussi, la Goualeuse, monsieur Rodolphe?
– Certainement.
– Alors plus de doute, c’est bien de vous qu’elle m’a parlé.
– De moi?
– Oui, mon voisin. Figurez-vous que je lui racontais le malheur de Louise et de Germain, tous deux si bons et honnêtes et si persécutés par ce vilain M. Jacques Ferrand, me gardant bien de lui apprendre, comme vous me l’aviez défendu, que vous vous intéressiez à eux; alors la Goualeuse m’a dit que si une personne généreuse qu’elle connaissait était instruite du sort malheureux et peu mérité de mes deux pauvres prisonniers, elle viendrait bien sûr à leur secours; je lui ai demandé le nom de cette personne, et elle vous a nommé, monsieur Rodolphe.
– C’est elle, c’est bien elle…
– Vous pensez que nous avons été bien étonnées toutes deux de cette découverte ou de cette ressemblance de nom; aussi nous nous sommes promis de nous écrire si notre Rodolphe était le même… Et il paraît que vous êtes le même, mon voisin.
– Oui, je me suis aussi intéressé à cette pauvre enfant… Mais ce que vous me dites de sa présence à Paris me surprend tellement que si vous ne m’aviez pas donné tant de détails sur votre entrevue avec elle, j’aurais persisté à croire que vous vous trompiez… Mais adieu… ma voisine, ce que vous venez de m’apprendre à propos de la Goualeuse m’oblige de vous quitter… Restez toujours aussi réservée à l’égard de Louise et de Germain sur la protection que des amis inconnus leur manifesteront lorsqu’il en sera temps. Ce secret est plus nécessaire que jamais. À propos, comment va la famille Morel?
– De mieux en mieux, monsieur Rodolphe; la mère est tout à fait sur pied maintenant; les enfants reprennent à vue d’œil. Tout le ménage vous doit la vie, le bonheur… Vous êtes si généreux pour eux!… Et ce pauvre Morel, lui, comment va-t-il?