«Ces révélations, ces accusations, ces menaces qu’il savait fondées, se succédant coup sur coup, accablèrent cet infâme, qui ne s’attendait pas à me voir si bien instruit. Dans l’espoir d’adoucir la position qui l’attendait, il n’hésita pas a sacrifier sa complice, et me répondit: «Interrogez-moi, je dirai la vérité en ce qui concerne cette femme.»
– Bien, bien, mon digne Murph, je n’attendais pas moins de toi.
– Pendant mon entretien avec Polidori, les traits de la belle-mère de Mme d’Harville se décomposaient d’une manière effrayante, quoiqu’elle ne comprît pas l’allemand. Elle voyait, à l’abattement croissant de son complice, à son attitude suppliante, que je le dominais. Dans une anxiété terrible, elle cherchait à rencontrer les yeux de Polidori, afin de lui donner du courage ou d’implorer sa discrétion, mais il évitait constamment son regard.
– Et le comte?
– Son émotion était inexprimable; de ses doigts crispés, il serrait convulsivement les bras de son fauteuil, la sueur baignait son front, il respirait à peine, ses yeux ardents, fixes, ne quittaient pas les miens. Ses angoisses égalaient celles de sa femme. La suite de la lettre de Mme d’Harville vous dira la fin de cette scène pénible, monseigneur.
XI Punition
Rodolphe continua la lecture de la lettre de Mme d’Harville.
«Après un entretien en allemand qui dura quelques minutes entre sir Walter Murph et Polidori, sir Walter dit à ce dernier:
«- Maintenant, répondez. N’est-ce pas madame – et il désigna ma belle-mère – qui, lors de la maladie de la première femme de M. le comte, vous a introduit chez lui comme médecin?
«- Oui, c’est elle…, répondit Polidori.
«- Afin de servir les affreux projets de… madame… n’avez-vous pas été assez criminel pour rendre mortelle par vos prescriptions homicides la maladie d’abord légère de Mme la comtesse d’Orbigny?
«- Oui, dit Polidori.
«Mon père poussa un gémissement douloureux, leva ses deux mains au ciel et les laissa retomber avec accablement.
«- Mensonge et infamie! s’écria ma belle-mère. Tout cela est faux; ils s’entendent pour me perdre.
«- Silence, madame! dit sir Walter Murph d’une voix imposante. Puis, continuant de s’adresser à Polidori: Est-il vrai qu’il y a trois jours madame a été vous chercher rue du Temple, n° 17, où vous habitez, caché sous le faux nom de Bradamanti?
«- Cela est vrai.
«- Madame ne vous a-t-elle pas proposé de venir ici assassiner le comte d’Orbigny, comme vous aviez assassiné sa femme?
«- Hélas! je ne puis le nier, dit Polidori.
«À cette accablante révélation, mon père se leva debout, menaçant; d’un geste foudroyant il montra la porte à ma belle-mère; puis, me tendant les bras, il s’écria d’une voix entrecoupée:
«- Au nom de ta malheureuse mère, pardon! pardon!… Je l’ai bien fait souffrir… mais, je te jure… j’étais étranger au crime qui l’a conduite au tombeau.
«Et avant que j’aie pu l’empêcher, mon père tomba à mes genoux.
«Lorsque moi et sir Walter nous le relevâmes, il était évanoui.
«Je sonnai les gens; sir Walter prit le docteur Polidori par le bras et sortit avec lui en disant à ma belle-mère:
«- Croyez-moi, madame, quittez cette maison avant une heure, sinon je vous livre à la justice.
«La misérable sortit de l’appartement dans un état de frayeur et de rage que vous concevez facilement, monseigneur.
«Lorsque mon père reprit ses sens, tout ce qui venait de se passer lui parut un rêve horrible. Je fus dans la triste nécessité de lui raconter mes premiers soupçons sur la mort prématurée de ma mère, soupçons que votre connaissance des premiers crimes du docteur Polidori, monseigneur, avait changés en certitude.
«Je dus dire aussi à mon père comment ma belle-mère m’avait poursuivie de sa haine jusque dans mon mariage, et quel avait été son but en me faisant épouser M. d’Harville…
«Autant mon père s’était montré faible, aveugle à l’égard de cette femme, autant il voulait se montrer impitoyable envers elle; il s’accusait avec désespoir d’avoir été presque le complice de ce monstre en lui donnant sa main après la mort de ma mère; il voulait livrer Mme d’Orbigny aux tribunaux; je lui représentai le scandale odieux d’un tel procès, dont l’éclat serait si fâcheux pour lui; je l’engageai à chasser pour jamais ma belle-mère de sa présence, en lui assurant seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, puisqu’elle portait son nom.
«J’eus assez de peine à obtenir de mon père ces résolutions modérées; il voulut me charger de la chasser de la maison. Cette mission m’était doublement pénible; je songeai que sir Walter voudrait peut-être bien s’en charger… Il y consentit.
– Et j’y ai pardieu consenti avec joie, monseigneur, dit Murph à Rodolphe; rien ne me plaît davantage que de donner aux méchants cette espèce d’extrême-onction…
– Et qu’a dit cette femme?
– Mme d’Harville avait en effet poussé la bonté jusqu’à demander à son père une pension de cent louis pour cette infâme; ceci me parut non pas de la bonté, mais de la faiblesse: il était déjà mal de dérober à la justice une si dangereuse créature. J’allai trouver le comte, il adopta parfaitement mes observations; il fut convenu qu’on donnerait, en tout et pour tout, vingt-cinq louis à l’infâme pour la mettre à même d’attendre un emploi ou du travail.
«- Et à quel emploi, à quel travail, moi, comtesse d’Orbigny, pourrai-je me livrer? me demanda-t-elle insolemment.
«- Ma foi, c’est votre affaire! Vous serez quelque chose comme garde-malade ou gouvernante; mais, croyez-moi, recherchez le métier le plus humble, le plus obscur; car si vous aviez l’audace de dire votre nom, ce nom que vous devez à un crime, on s’étonnerait de voir la comtesse d’Orbigny réduite à une telle condition; on s’informerait et vous jugez des conséquences, si vous étiez assez insensée pour ébruiter le passé. Cachez-vous donc au loin; faites-vous surtout oublier; devenez Mme Pierre ou Mme Jacques, et repentez-vous…, si vous pouvez.
«- Et vous croyez, monsieur, me dit-elle, ayant sans doute ménagé ce coup de théâtre, que je ne réclamerai pas les avantages que m’assure mon contrat de mariage?
«- Comment donc, madame! rien de plus juste; il serait indigne à M. d’Orbigny de ne pas exécuter ses promesses, et de méconnaître tout ce que vous avez fait, et surtout ce que vous vouliez faire pour lui… Plaidez… plaidez, adressez-vous à la justice; je ne doute pas qu’elle ne vous donne raison contre votre mari…»
«Un quart d’heure après notre entretien, la créature était en route pour la ville voisine.
– Tu as raison, il est pénible de laisser presque impunie une aussi détestable mégère; mais le scandale d’un procès… pour ce vieillard déjà si affaibli… Il n’y fallait pas songer.
«J’ai facilement décidé mon père à quitter Les Aubiers aujourd’hui même, reprit Rodolphe, continuant de lire la lettre de Mme d’Harville; de trop tristes souvenirs le poursuivraient ici. Quoique sa santé soit chancelante, les distractions d’un voyage de quelques jours, le changement d’air ne peuvent que lui être favorables, a dit le médecin que le docteur Polidori avait remplacé, et que j’ai fait aussitôt mander à la ville voisine. Mon père a voulu qu’il analysât le contenu du flacon, sans lui rien dire de ce qui s’était passé; le médecin répondit qu’il ne pouvait s’occuper de cette opération que chez lui, et qu’avant deux heures nous saurions le résultat de l’expérience. Le résultat fut que plusieurs doses de cette liqueur, composée avec un art infernal, pouvaient, en un temps donné, causer la mort sans laisser néanmoins d’autres traces que celles d’une maladie ordinaire que le médecin nomma.