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«Dans quelques heures, monseigneur, je pars avec mon père et ma fille pour Fontainebleau; nous y resterons quelque temps, puis, selon le désir de mon père, nous reviendrons à Paris, mais non pas chez moi; il me serait impossible d’y demeurer après le déplorable accident qui s’y est passé.

«Ainsi que je vous l’ai dit, monseigneur, en commençant cette lettre, les faits vous prouvent tout ce que je dois encore à votre inépuisable sollicitude… Prévenue par vous, aidée de vos conseils, forte de l’appui de votre excellent et courageux sir Walter, j’ai pu arracher mon père à un péril certain, et je suis assurée du retour de sa tendresse…

«Adieu, monseigneur; il m’est impossible de vous en dire davantage, mon cœur est trop plein, trop d’émotions l’agitent, je vous exprimerais mal tout ce qu’il ressent.

«D’ORBIGNY D’HARVILLE»

«Je rouvre cette lettre à la hâte, monseigneur, pour réparer un oubli dont je suis confuse. En cherchant, d’après vos nobles inspirations, quelque bien à faire, j’étais allée à la prison de Saint-Lazare visiter de pauvres prisonnières; j’y ai trouvé une malheureuse enfant à laquelle vous vous êtes intéressé… Sa douceur angélique, sa pieuse résignation font l’admiration des respectables femmes qui surveillent les détenues… Vous apprendre où est la Goualeuse (tel est son surnom si je ne me trompe), c’est vous mettre à même d’obtenir à l’instant sa liberté; cette infortunée vous racontera par quel concours de circonstances sinistres, enlevée de l’asile où vous l’aviez placée, elle a été jetée dans cette prison, où du moins elle a su faire apprécier la candeur de son caractère.

«Permettez-moi de vous rappeler aussi mes deux futures protégées, monseigneur, cette malheureuse mère et sa fille, dépouillées par le notaire Ferrand… Où sont-elles? Avez-vous eu quelques renseignements sur elles? Oh! de grâce, tâchez de retrouver leurs traces, et qu’à mon retour à Paris je puisse leur payer la dette que j’ai contractée envers tous les malheureux!…

– La Goualeuse a donc quitté la ferme de Bouqueval, monseigneur? s’écria Murph, aussi étonné que Rodolphe de cette nouvelle révélation.

– Tout à l’heure encore on vient de me dire l’avoir vue sortir de Saint-Lazare, répondit Rodolphe. Ma tête s’y perd: le silence de Mme Georges me confond et m’inquiète… Pauvre petite Fleur-de-Marie! quels nouveaux malheurs sont donc venus la frapper? Fais monter un homme à cheval à l’instant; qu’il se rende en hâte à la ferme, et écris à Mme Georges que je la prie instamment de venir à Paris; dis aussi à M. de Graün de m’obtenir une permission pour entrer à Saint-Lazare… D’après ce que me dit Mme d’Harville, Fleur-de-Marie y serait détenue. Mais non, reprit Rodolphe en réfléchissant, elle n’y est plus prisonnière, car Rigolette l’a vue sortir de cette prison avec une femme âgée. Serait-ce Mme Georges? Sinon quelle est cette femme? Où est allée la Goualeuse [7]?

– Patience, monseigneur; avant ce soir vous saurez à quoi vous en tenir; puis, demain, il vous faudra interroger ce misérable Polidori; il a, dit-il, d’importantes révélations à vous faire, mais à vous seul…

– Cette entrevue me sera odieuse, dit tristement Rodolphe, car je n’ai pas revu cet homme depuis le jour fatal… où j’ai…

Rodolphe ne put achever; il cacha son front dans sa main.

– Eh! mort-dieu! monseigneur, pourquoi consentir à ce que demande Polidori? Menacez-le de la justice française ou d’une extradition immédiate; il faudra bien qu’il se résigne à me révéler ce qu’il ne veut révéler qu’à vous.

– Tu as raison, mon pauvre ami, car la présence de ce misérable rendrait plus menaçants encore ces souvenirs terribles auxquels se rattachent tant de douleurs incurables… depuis la mort de mon père jusqu’à celle de ma pauvre petite fille… Je ne sais, mais plus j’avance dans la vie, plus cette enfant me manque… Combien je l’aurais adorée! Combien il m’eût été cher et précieux, ce fruit charmant de mon premier amour, de mes premières et pures croyances, ou plutôt de mes jeunes illusions!… J’aurais déversé sur cette innocente créature les trésors d’affection dont son odieuse mère est indigne; et puis il me semble que, telle que je l’avais rêvée, cette enfant, par la beauté de son âme, par le charme de ses qualités, eût adouci, calmé tous les chagrins, tous les remords qui se rattachent, hélas! à sa funeste naissance…

– Tenez, monseigneur; je vois avec peine l’empire toujours croissant que prennent sur votre esprit ces regrets aussi stériles que cruels.

Après quelques moments de silence, Rodolphe dit à Murph:

– Je puis maintenant te faire un aveu, mon vieil ami: j’aime… oui, j’aime profondément une femme digne de l’affection la plus noble et la plus dévouée… Et, depuis que mon cœur s’est ouvert de nouveau à toutes les douceurs de l’amour, depuis que je suis prédisposé aux émotions tendres, je ressens plus vivement encore la perte de ma fille… J’aurais pour ainsi dire pu craindre qu’un attachement de cœur n’affaiblît l’amertume de mes regrets… Il n’en est rien: toutes mes facultés aimantes ont augmenté… je me sens meilleur, plus charitable, et plus que jamais il m’est cruel de n’avoir pas ma fille à adorer…

– Rien de plus simple, monseigneur, et pardonnez-moi la comparaison; mais, de même que certains hommes ont l’ivresse joyeuse et bienveillante, vous avez l’amour bon et généreux.

– Pourtant ma haine des méchants est aussi devenue plus vivace; mon aversion pour Sarah augmente sans doute en raison du chagrin que me cause la mort de ma fille. Je m’imagine que cette mauvaise mère l’a négligée, qu’une fois ses ambitieuses espérances ruinées par mon mariage, la comtesse, dans son impitoyable égoïsme, aura abandonné notre enfant à des mains mercenaires, et que ma fille sera peut-être morte par le manque de soins… C’est ma faute, aussi… je n’ai pas alors senti l’étendue des devoirs sacrés que la paternité impose… Lorsque le véritable caractère de Sarah m’a été tout à coup révélé, j’aurais dû à l’instant lui enlever ma fille, veiller sur elle avec amour et sollicitude. Je devais prévoir que la comtesse ne serait jamais qu’une mère dénaturée… C’est ma faute, vois-tu, c’est ma faute…

– Monseigneur, la douleur vous égare. Pouviez-vous, après l’événement si funeste que vous savez… différer d’un jour le long voyage qui vous était imposé… comme…

– Comme une expiation!… Tu as raison, mon ami, dit Rodolphe avec accablement.

– Vous n’avez pas entendu parler de la comtesse Sarah depuis mon départ, monseigneur?