– Non, depuis ces infâmes délations qui, par deux fois, ont failli perdre Mme d’Harville, je n’ai eu d’elle aucune nouvelle… Sa présence ici me pèse, m’obsède; il me semble que mon mauvais ange est auprès de moi, que quelque nouveau malheur me menace.
– Patience, monseigneur, patience… Heureusement, l’Allemagne lui est interdite, et l’Allemagne nous attend.
– Oui… bientôt nous partirons. Au moins, durant mon court séjour à Paris, j’aurai accompli une promesse sacrée, j’aurai fait quelques pas de plus dans cette voie méritante qu’une auguste et miséricordieuse volonté m’a tracée pour ma rédemption… Dès que le fils de Mme Georges sera rendu à sa tendresse, innocent et libre; dès que Jacques Ferrand sera convaincu et puni de ses crimes; dès que j’aurai assuré l’avenir de toutes les honnêtes et laborieuses créatures qui, par leur résignation, leur courage et leur probité, ont mérité mon intérêt, nous retournerons en Allemagne; mon voyage n’aura pas été du moins stérile.
– Surtout si vous parvenez à démasquer cet abominable Jacques Ferrand, monseigneur, la pierre angulaire, le pivot de tant de crimes.
– Quoique la fin justifie les moyens… et que les scrupules soient peu de mise envers ce scélérat, quelquefois je regrette de faire intervenir Cecily dans cette réparation juste et vengeresse.
– Elle doit maintenant arriver d’un moment à l’autre?
– Elle est arrivée.
– Cecily?
– Oui… Je n’ai pas voulu la voir; de Graün lui a donné des instructions très-détaillées, elle a promis de s’y conformer.
– Tiendra-t-elle sa promesse?
– D’abord tout l’y engage; l’espoir d’un adoucissement dans son sort à venir, et la crainte d’être immédiatement renvoyée dans sa prison d’Allemagne; car de Graün ne la quittera pas de vue; à la moindre incartade, il obtiendra son extradition.
– C’est juste, elle est arrivée ici comme évadée; lorsqu’on saurait quels crimes ont motivé sa détention perpétuelle, on accorderait aussitôt son extradition.
– Et, lors même que son intérêt ne l’obligerait pas de servir nos projets, la tâche qu’on lui a imposée ne pouvant se réaliser qu’à force de ruse, de perfidies et de séductions diaboliques, Cecily doit être ravie (et elle l’est, m’a dit le baron) de cette occasion d’employer les détestables avantages dont elle a été si libéralement douée.
– Est-elle toujours bien jolie, monseigneur?
– De Graün la trouve plus attrayante que jamais; il a été, m’a-t-il dit, ébloui de sa beauté à laquelle le costume alsacien qu’elle a choisi donnait beaucoup de piquant. Le regard de cette diablesse a toujours, dit-il, la même expression véritablement magique.
– Tenez, monseigneur, je n’ai jamais été ce qu’on appelle un écervelé, un homme sans cœur et sans mœurs; eh bien! à vingt ans, j’aurais rencontré Cecily, qu’alors même que je l’aurais sue aussi dangereuse, aussi pervertie qu’elle l’est à cette heure, je n’aurais pas répondu de ma raison si j’étais resté longtemps sous le feu de ses grands yeux noirs et brûlants qui étincellent au milieu de sa figure pâle et ardente… Oui, par le ciel! je n’ose songer où aurait pu m’entraîner un si funeste amour.
– Cela ne m’étonne pas, mon digne Murph, Car je connais cette femme. Du reste, le baron a été presque effrayé de la sagacité avec laquelle Cecily a compris ou plutôt deviné le rôle à la fois provoquant et platonique qu’elle doit jouer auprès du notaire.
– Mais s’introduira-t-elle chez lui aussi facilement que vous l’espériez, monseigneur, grâce à l’intervention de Mme Pipelet? Les gens de l’espèce de ce Jacques Ferrand sont si soupçonneux!
– J’avais, avec raison, compté sur la vue de Cecily pour combattre et vaincre la méfiance du notaire.
– Il l’a déjà vue?
– Hier. D’après le récit de Mme Pipelet, je ne doute pas qu’il n’ait été fasciné par la créole, car il l’a prise aussitôt à son service.
– Allons, monseigneur, notre partie est gagnée.
– Je l’espère; une cupidité féroce, une luxure sauvage ont conduit le bourreau de Louise Morel aux forfaits les plus odieux… C’est dans sa luxure, c’est dans sa cupidité qu’il trouvera la punition terrible de ses crimes… punition qui surtout ne sera pas stérile pour ses victimes… car tu sais à quel but doivent tendre tous les efforts de la créole.
– Cecily!… Cecily!… Jamais méchanceté plus grande, jamais corruption plus dangereuse, jamais âme plus noire n’auront servi à l’accomplissement d’un projet d’une moralité plus haute et d’une fin plus équitable… Et David, monseigneur?
– Il approuve tout; au point de mépris et d’horreur où il est arrivé envers cette créature, il ne voit en elle que l’instrument d’une juste vengeance. «Si cette maudite pouvait jamais mériter quelque commisération après tout le mal qu’elle m’a fait, m’a-t-il dit, ce serait en se vouant à l’impitoyable punition de ce scélérat, dont il faut qu’elle soit le démon exterminateur.»
Un huissier ayant légèrement frappé à la porte, Murph sortit, et revint bientôt apportant deux lettres, dont l’une seulement était destinée à Rodolphe.
– C’est un mot de Mme Georges, s’écria ce dernier en lisant rapidement.
– Eh bien! monseigneur… la Goualeuse?…
– Plus de doute, s’écria Rodolphe après avoir lu, il s’agit encore de quelque complot ténébreux. Le soir du jour où cette pauvre enfant a disparu de la ferme, et au moment où Mme Georges allait m’instruire de cet événement, un homme qu’elle ne connaît pas, envoyé en exprès et à cheval, est venu de ma part la rassurer, lui disant que je savais la brusque disparition de Fleur-de-Marie, et que dans quelques jours je la ramènerais à la ferme. Malgré cet avis, Mme Georges, inquiète de mon silence au sujet de sa protégée, ne peut, me dit-elle, résister au désir de savoir des nouvelles de sa fille chérie, ainsi qu’elle appelle cette pauvre enfant.
– Cela est étrange, monseigneur.
– Dans quel but enlever Fleur-de-Marie?
– Monseigneur, dit tout à coup Murph, la comtesse Sarah n’est pas étrangère à cet enlèvement.
– Sarah? Et qui te fait croire?…
– Rapprochez ces événements de ses dénonciations contre Mme d’Harville.
– Tu as raison, s’écria Rodolphe frappé d’une clarté subite, c’est évident… je comprends maintenant… oui, toujours le même calcul. La comtesse s’opiniâtre à croire qu’en parvenant à briser toutes les affections qu’elle me suppose, elle me fera sentir le besoin de me rapprocher d’elle. Cela est aussi odieux qu’insensé. Il faut pourtant qu’une si indigne persécution ait un terme. Ce n’est pas seulement à moi, mais à tout ce qui mérite respect, intérêt, pitié, que cette femme s’attaque. Tu enverras sur l’heure M. de Graün officiellement chez la comtesse; il lui déclarera que j’ai la certitude de la part qu’elle a prise à l’enlèvement de Fleur-de-Marie, et que si elle ne donne pas les renseignements nécessaires pour retrouver cette malheureuse enfant, je serai sans pitié, et alors c’est à la justice que M. de Graün s’adressera.
– D’après la lettre de Mme d’Harville, la Goualeuse serait conduite à Saint-Lazare.