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– Oui, mais Rigolette affirme l’avoir vue libre et sortie de prison. Il y a là un mystère qu’il faut éclaircir.

– Je vais à l’instant donner vos ordres au baron de Graün, monseigneur; mais permettez-moi d’ouvrir cette lettre; elle est de mon correspondant de Marseille, à qui j’avais recommandé le Chourineur; il devait faciliter le passage de ce pauvre diable en Algérie.

– Eh bien! est-il parti?

– Monseigneur, voici qui est singulier!

– Qu’y a-t-il?

– Après avoir longtemps attendu à Marseille un bâtiment en partance pour l’Algérie, le Chourineur, qui semblait de plus en plus triste et soucieux, a subitement déclaré, le jour même fixé pour son embarquement, qu’il préférait retourner à Paris.

– Quelle bizarrerie!

– Bien que mon correspondant eût, ainsi qu’il était convenu, mis une assez forte somme à la disposition du Chourineur, celui-ci n’a pris que ce qui lui était rigoureusement nécessaire pour revenir à Paris, où il ne peut tarder à arriver, me dit-on.

– Alors il nous expliquera lui-même son changement de résolution; mais envoie à l’instant de Graün chez la comtesse Mac-Gregor, et va toi-même à Saint-Lazare t’informer de Fleur-de-Marie.

Au bout d’une heure, le baron de Graün revint de chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.

Malgré son sang-froid habituel et officiel, le diplomate semblait bouleversé; à peine l’huissier l’eut-il introduit, que Rodolphe remarqua sa pâleur.

– Eh bien!… de Graün… qu’avez-vous?… Avez-vous vu la comtesse?…

– Ah! monseigneur!…

– Qu’y a-t-il?

– Que Votre Altesse Royale se prépare à apprendre quelque chose de bien pénible.

– Mais encore?…

– Mme la comtesse Mac-Gregor…

– Eh bien!…

– Que Votre Altesse Royale me pardonne de lui apprendre si brusquement un événement si funeste, si imprévu, si…

– La comtesse est donc morte?

– Non, monseigneur… mais on désespère de ses jours… elle a été frappée d’un coup de poignard.

– Ah! c’est affreux! s’écria Rodolphe ému de pitié malgré son aversion pour Sarah. Et qui a commis ce crime?

– On l’ignore, monseigneur; ce meurtre a été accompagné de vol, on s’est introduit dans l’appartement de Mme la comtesse et l’on a enlevé une grande quantité de pierreries.

– À cette heure, comment va-t-elle?

– Son état est presque désespéré, monseigneur… elle n’a pas encore repris connaissance… son frère est dans la consternation.

– Il faudra aller chaque jour vous informer de la santé de la comtesse, mon cher de Graün…

À ce moment, Murph revenait de Saint-Lazare.

– Apprends une triste nouvelle, lui dit Rodolphe, la comtesse Sarah vient d’être assassinée… ses jours sont dans le plus grand danger.

– Ah! monseigneur, quoiqu’elle soit bien coupable, on ne peut s’empêcher de la plaindre.

– Oui, une telle fin serait épouvantable!… Et la Goualeuse?

– Mise en liberté depuis hier, monseigneur, on le suppose, par la protection de Mme d’Harville.

– Mais c’est impossible! Mme d’Harville me prie, au contraire, de faire les démarches nécessaires pour faire sortir de prison cette malheureuse enfant.

– Sans doute, monseigneur… et pourtant une femme âgée, d’une figure respectable, est venue à Saint-Lazare, apportant l’ordre de remettre Fleur-de-Marie en liberté. Toutes deux ont quitté la prison.

– C’est ce que m’a dit Rigolette; mais cette femme âgée qui est venue chercher Fleur-de-Marie, qui est-elle? Où sont-elles allées toutes deux? Quel est ce nouveau mystère? La comtesse Sarah pourrait peut-être seule l’éclaircir; et elle se trouve hors d’état de donner aucun renseignement. Pourvu qu’elle n’emporte pas ce secret dans la tombe!

– Mais son frère, Thomas Seyton, fournirait certainement quelques lumières. De tout temps il a été le conseil de la comtesse.

– Sa sœur est mourante; s’il s’agit d’une nouvelle trame, il ne parlera pas; mais, dit Rodolphe en réfléchissant, il faut savoir le nom de la personne qui s’est intéressée à Fleur-de-Marie pour la faire sortir de Saint-Lazare; ainsi l’on apprendra nécessairement quelque chose.

– C’est juste, monseigneur.

– Tâchez donc de connaître et de voir cette personne le plus tôt possible, mon cher de Graün; si vous n’y réussissez pas, mettez votre M. Badinot en campagne, n’épargnez rien pour découvrir les traces de cette pauvre enfant.

– Votre Altesse Royale peut compter sur mon zèle.

– Ma foi, monseigneur, dit Murph, il est peut-être bon que le Chourineur nous revienne; ses services pourront vous être utiles… pour ces recherches.

– Tu as raison, et maintenant je suis impatient de voir arriver à Paris mon brave sauveur, car je n’oublierai jamais que je lui dois la vie.

XII L’étude

Plusieurs jours s’étaient passés depuis que Jacques Ferrand avait pris Cecily à son service.

Nous conduirons le lecteur (qui connaît déjà ce lieu) dans l’étude du notaire à l’heure du déjeuner des clercs.

Chose inouïe, exorbitante, merveilleuse! au lieu du maigre et peu attrayant ragoût apporté chaque matin à ces jeunes gens par feu Mme Séraphin, un énorme dindon froid, servi dans le fond d’un vieux carton à dossier, trônait au milieu d’une des tables de l’étude, accosté de deux pains tendres, d’un fromage de Hollande et de trois bouteilles de vin cacheté; une vieille écritoire de plomb, remplie d’un mélange de poivre et de sel, servait de salière; tel était le menu du repas.

Chaque clerc, armé de son couteau et d’un formidable appétit, attendait l’heure du festin avec une impatience affamée; quelques-uns même mâchaient à vide, en maudissant l’absence de M. le maître clerc, sans lequel on ne pouvait hiérarchiquement commencer à déjeuner.

Un progrès, ou plutôt un bouleversement si radical dans l’ordinaire des clercs de Jacques Ferrand, annonçait une énorme perturbation domestique.

L’entretien suivant, éminemment béotien (s’il nous est permis d’emprunter cette expression au très-spirituel écrivain qui l’a popularisée [8]) jettera quelques lumières sur cette importante question.

– Voilà un dindon qui ne s’attendait pas, quand il est entré dans la vie, à jamais paraître à déjeuner sur la table des clercs du patron.

– De même que le patron, quand il est entré dans la vie… de notaire, ne s’attendait pas à donner à ses clercs un dindon pour déjeuner.

– Car enfin ce dindon est à nous, s’écria le saute-ruisseau de l’étude avec une gourmande convoitise.

– Saute-ruisseau, mon ami, tu t’oublies; cette volaille doit être pour toi une étrangère.

– Et, comme Français, tu dois avoir la haine de l’étranger.

– Tout ce qu’on pourra faire sera de te donner les pattes.

– Emblème de la vélocité avec laquelle tu fais les courses de l’étude.