– Je croyais avoir au moins droit à la carcasse, dit le saute-ruisseau en murmurant.
– On pourra te l’octroyer… mais tu n’y a pas droit, ainsi qu’il en a été de la Charte de 1814, qui n’était qu’une autre carcasse de liberté, dit le Mirabeau de l’étude.
– À propos de carcasse, reprit un des jeunes gens avec une insensibilité brutale, Dieu veuille avoir l’âme de la mère Séraphin! car depuis qu’elle s’est noyée dans une partie de campagne, nous ne sommes plus condamnés à ses ratatouilles forcées à perpétuité.
– Et depuis une bonne semaine, le patron, au lieu de nous donner à déjeuner…
– Nous alloue à chacun quarante sous par jour.
– C’est ce qui me fait dire: «Dieu veuille avoir l’âme de la mère Séraphin!»
– Au fait, de son temps, jamais le patron ne nous aurait donné les quarante sous.
– C’est énorme!
– C’est fabuleux!
– Il n’y a pas une étude à Paris…
– En Europe…
– Dans l’univers, où l’on donne quarante sous… à un simple clerc pour son déjeuner.
– À propos de Mme Séraphin, qui de vous a vu la servante qui la remplace?
– Cette Alsacienne que la portière de la maison où habitait cette pauvre Louise a amenée un soir, nous a dit le portier?
– Oui.
– Je ne l’ai pas encore vue.
– Ni moi.
– Parbleu! c’est tout bonnement impossible de la voir, puisque le patron est plus féroce que jamais pour nous empêcher d’entrer dans le pavillon de la cour.
– Et puis c’est le portier qui range l’étude maintenant: comment la verrait-on, cette donzelle?
– Eh bien! moi, je l’ai vue.
– Toi?
– Où cela?
– Comment est-elle?
– Grande ou petite?
– Jeune ou vieille?
– D’avance, je suis sûr qu’elle n’a pas une figure aussi avenante que cette pauvre Louise… bonne fille!
– Voyons, puisque tu l’as aperçue, comment est-elle, cette nouvelle servante?
– Quand je dis que je l’ai vue… j’ai vu son bonnet, un drôle de bonnet.
– Ah bah! et comment?
– Il était de couleur cerise et en velours, je crois; une espèce de béguin comme en ont les vendeuses de petits balais.
– Comme les Alsaciennes? C’est tout simple, puisqu’elle est alsacienne.
– Tiens, tiens, tiens…
– Parbleu! qu’est-ce qui vous étonne là-dedans? Chat échaudé craint l’eau froide.
– Ah çà! Chalamel, quel rapport ton proverbe a-t-il avec ce bonnet d’Alsacienne?
– Il n’en a aucun.
– Pourquoi le dis-tu alors?
– Parce qu’un «bienfait n’est jamais perdu», et que «le lézard est l’ami de l’homme».
– Tiens, si Chalamel commence ses bêtises en proverbes, qui ne riment à rien, il en a pour une heure. Voyons, dis donc ce que tu sais de cette nouvelle servante.
– Je passais avant-hier dans la cour; elle était adossée à une des fenêtres du rez-de-chaussée.
– La cour?
– Quelle bêtise! non, la servante. Les carreaux d’en bas sont si sales que je n’ai pu rien voir de l’Alsacienne; mais ceux du milieu de la fenêtre étant moins troubles, j’ai vu son bonnet cerise et une profusion de boucles de cheveux noirs comme du jais; car elle avait l’air d’être coiffée à la Titus.
– Je suis sûr que le patron n’en aura pas vu tant que toi à travers ses lunettes; car en voilà encore un, comme on dit que, s’il restait seul avec une femme sur la terre, le monde finirait bientôt.
– Cela n’est pas étonnant: «Rira bien qui rira le dernier», d’autant plus que «l’exactitude est la politesse des rois».
– Dieu, que Chalamel est assommant quand il s’y met!
– Dame, «dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es».
– Oh! que c’est joli!
– Moi, j’ai dans l’idée que c’est la superstition qui abrutit de plus en plus le patron.
– C’est peut-être par pénitence qu’il nous donne quarante sous pour notre déjeuner.
– Le fait est qu’il faut qu’il soit fou.
– Ou malade.
– Moi, depuis quelques jours, je lui trouve l’air très-égaré.
– Ce n’est pas qu’on le voie beaucoup… Lui qui était pour notre malheur dans son cabinet dès le patron-minet, et toujours sur notre dos, il reste maintenant des deux jours sans mettre le nez dans l’étude.
– Ce qui fait que le maître clerc est accablé de besogne.
– Et que ce matin nous sommes obligés de mourir de faim en l’attendant.
– En voilà du changement dans l’étude!
– C’est ce pauvre Germain qui serait joliment étonné si on lui disait: «Figure-toi, mon garçon, que le patron nous donne quarante sous pour notre déjeuner. – Ah bah! c’est impossible. – C’est si possible que c’est à moi, Chalamel, parlant à sa personne, qu’il l’a annoncé. – Tu veux rire? – Je veux rire! Voilà comme ça s’est passé: pendant les deux ou trois jours qui ont suivi le décès de la mère Séraphin, nous n’avons pas eu à déjeuner du tout; nous aimions mieux cela, d’une façon, parce que c’était moins mauvais; mais, d’une autre, notre réfection nous coûtait de l’argent; pourtant nous patientions, disant: «Le patron n’a plus ni servante ni femme de ménage; quand il en aura repris une, nous reprendrons notre dégoûtante pâtée.» Eh bien! pas du tout, mon pauvre Germain, le patron a repris une servante, et notre déjeuner a continué à être enseveli dans le fleuve de l’oubli. Alors j’ai été comme qui dirait député pour porter au patron les doléances de nos estomacs. Il était avec le maître clerc. «- Je ne veux plus vous nourrir le matin, a-t-il dit d’un ton bourru et comme s’il pensait à autre chose; ma servante n’a pas le temps de s’occuper de votre déjeuner. – Mais, monsieur, il est convenu que vous nous devez notre repas du matin. – Eh bien! vous ferez venir votre déjeuner du dehors, et je le payerai. Combien vous faut-il, quarante sous chacun? a-t-il ajouté en ayant l’air de penser de plus en plus à autre chose, et de dire quarante sous comme il aurait dit vingt sous ou cent sous. – Oui, monsieur, quarante sous nous suffiront, m’écriai-je en prenant la balle au bond. – Soit: le maître clerc se chargera de cette dépense, je compterai avec lui.» «Et là-dessus le patron m’a fermé la porte au nez. Avouez, messieurs, que Germain serait furieusement étonné des libéralités du patron.
– Germain dirait que le patron a bu.
– Et que c’est un abus.
– Chalamel, nous préférons tes proverbes.
– Sérieusement je crois le patron malade. Depuis dix jours il n’est pas reconnaissable, ses joues sont creuses à y fourrer le poing.
– Et des distractions! faut voir. L’autre jour il a levé ses lunettes pour lire un acte, il avait les yeux rouges et brûlants comme des charbons ardents.
– Il en avait le droit, «les bons comptes font les bons amis».
– Laisse-moi donc parler. Je vous dis, messieurs, que c’est très-singulier. Je présente donc cet acte à lire au patron, mais il avait la tête en bas.