– Tiens… tiens… tiens… Alors?
– Alors, ma foi, voyant ça, je ne savais plus si je devais rester ou sortir.
– Ça aurait été aussi mon opinion politique.
– Je restais donc là… très-embarrassé, lorsque le patron se relève et se retourne tout à coup; il avait entre ses dents un vieux mouchoir de poche à carreaux… ses lunettes restèrent sur le fauteuil… Non… non, messieurs… de ma vie je n’ai vu une figure pareille; il avait l’air d’un damné. Je me recule effrayé, ma parole d’honneur! effrayé. Alors lui…
– Vous saute à la gorge?
– Vous n’y êtes pas. Il me regarde d’abord d’un air égaré; puis, laissant tomber son mouchoir, qu’il avait sans doute rongé, coupé en grinçant des dents, il s’écrie en se jetant dans mes bras: «Ah! je suis bien malheureux!»
– Quelle farce!
– Quelle farce! Eh bien! ça n’empêche pas que malgré sa figure de tête de mort, quand il a prononcé ces mots-là… sa voix était si déchirante… je dirais presque si douce…
– Si douce… allons donc… il n’y a pas de crécelle, pas de chat-huant enrhumé dont le cri ne semble de la musique auprès de la voix du patron!
– C’est possible, ça n’empêche pas que dans ce moment sa voix était si plaintive que je me suis senti presque attendri, d’autant plus que M. Ferrand n’est pas expansif habituellement. «Monsieur, lui dis-je, croyez que… – Laisse-moi! Laisse-moi! me répondit-il en m’interrompant, cela soulage tant de pouvoir dire à quelqu’un ce que l’on souffre…» Évidemment il me prenait pour un autre.
– Il vous a tutoyé? Alors vous nous devez deux bouteilles de Bordeaux:
Quand le patron vous a tutoyé,
À boire, vous devez payer.
«C’est le proverbe qui le dit, c’est sacré: les proverbes sont la sagesse des nations.
– Voyons, Chalamel, laissez là vos rébus: Vous comprenez bien, messieurs, qu’en entendant le patron me tutoyer, j’ai tout de suite compris qu’il se méprenait ou qu’il avait une fièvre chaude. Je me suis dégagé en lui disant: «Monsieur, calmez-vous!… Calmez-vous!… C’est moi.» Alors il m’a regardé d’un air stupide.
– À la bonne heure, vous voilà dans le vrai.
– Ses yeux étaient égarés. «Hein! a-t-il répondu, qu’est-ce?… Qui est là?… Que me voulez-vous?…» Et il passait, à chaque question, sa main sur son front, comme pour écarter le nuage qui obscurcissait sa pensée.
– Qui obscurcissait sa pensée… Comme c’est écrit… Bravo! maître clerc, nous ferons un mélodrame ensemble:
Quand on parle si bien, sur mon âme!
On doit écrire un mélodrâââme.
– Mais tais-toi donc, Chalamel.
– Qu’est-ce donc que le patron peut avoir?
– Ma foi, je n’en sais rien; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, lorsqu’il a eu retrouvé son sang-froid, ç’a été une autre chanson; il a froncé les sourcils d’un air terrible et m’a dit vivement, sans me donner le temps de lui répondre: «Que venez-vous faire ici? Y a-t-il longtemps que vous êtes là?… Je ne puis donc pas rester chez moi sans être environné d’espions? Qu’ai-je dit? Qu’avez-vous entendu? Répondez… répondez.» Ma foi, il avait l’air si méchant que j’ai repris: «Je n’ai rien entendu, monsieur, j’entre ici à l’instant même. – Vous ne me trompez pas? – Non, monsieur. – Eh bien! que voulez-vous? – Vous demander quelques signatures, monsieur. – Donnez.» Et le voilà qui se met à signer, à signer… sans les lire, une demi-douzaine d’actes notariés, lui qui ne mettait jamais son parafe sur un acte sans l’épeler, pour ainsi dire, lettre par lettre, et deux fois d’un bout à l’autre. Je remarquai que de temps en temps sa main se ralentissait au milieu de sa signature, comme s’il eût été absorbé par une idée fixe, et puis il reprenait et signait vite, vite, et comme convulsivement. Quand tout a été signé, il m’a dit de me retirer, et je l’ai entendu descendre par le petit escalier qui communique de son cabinet dans la cour.
– J’en reviens toujours là… qu’est-ce qu’il peut avoir?
– Messieurs, c’est peut-être Mme Séraphin qu’il regrette.
– Ah bien! oui… lui… regretter quelqu’un!
– Ça me fait penser que le portier a dit que le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire étaient venus plusieurs fois pour voir le patron et qu’ils n’avaient pas été reçus. C’est ça qui est surprenant! Eux qui ne démordaient pas d’ici.
– Moi, ce qui m’intrigue, c’est de savoir quels travaux il a fait faire au menuisier et au serrurier dans le pavillon.
– Le fait est qu’ils y ont travaillé trois jours de suite.
– Et puis un soir on a apporté des meubles dans une grande tapissière couverte.
– Ma foi, moi, messieurs, trou la la! je donne ma langue aux chiens, comme dit le cygne de Cambrai.
– C’est peut-être le remords d’avoir fait emprisonner Germain qui le tourmente…
– Des remords, lui?… Il est trop dur à cuire et trop culotté pour ça…, comme dit l’aigle de Meaux!
– Farceur de Chalamel!
– À propos de Germain, il va avoir de fameuses recrues dans sa prison, pauvre garçon!
– Comment cela!
– J’ai lu dans la Gazette des tribunaux que la bande de voleurs et d’assassins qu’on a arrêtée aux Champs-Élysées, dans un de ces petits cabarets souterrains…
– En voilà de vraies cavernes…
– Que cette bande de scélérats a été écrouée à la Force.
– Pauvre Germain, ça va lui faire une jolie société!
– Louise Morel aura aussi sa part de recrues; car dans la bande on dit qu’il y a toute une famille de voleurs et d’assassins de père en fils… et de mère en fille…
– Alors on enverra les femmes à Saint-Lazare, où est Louise.
– C’est peut-être quelqu’un de cette bande qui a assassiné cette comtesse qui demeure près de l’Observatoire, une des clientes du patron. M’a-t-il assez souvent envoyé savoir de ses nouvelles, à cette comtesse! Il a l’air de s’intéresser joliment à sa santé. Il faut être juste, c’est la seule chose sur laquelle il n’ait pas l’air abruti… Hier encore, il m’a dit d’aller m’informer de l’état de Mme Mac-Gregor.
– Eh bien?
– C’est toujours la même chose: un jour on espère, le lendemain on désespère; on ne sait jamais si elle passera la journée; avant-hier on en désespérait, mais hier il y avait, a-t-on dit, une lueur d’espoir; ce qui complique la chose, c’est qu’elle a eu une fièvre cérébrale.
– Est-ce que tu as pu entrer dans la maison, et voir l’endroit où l’assassinat s’est commis?
– Ah bien! oui… je n’ai pu aller plus loin que la porte cochère, et le concierge n’a pas l’air causeur, tant s’en faut…