– Messieurs… à vous, à vous! Voici le patron qui monte, cria le saute-ruisseau en entrant dans l’étude toujours armé de sa carcasse.
Aussitôt les jeunes gens regagnèrent à la hâte leurs tables respectives, sur lesquelles ils se courbèrent en agitant leurs plumes, pendant que le saute-ruisseau déposait momentanément le squelette du dindon dans un carton rempli de dossiers.
Jacques Ferrand parut en effet.
S’échappant de son vieux bonnet de soie noire, ses cheveux roux, mêlés de mèches grises, tombaient en désordre de chaque côté de ses tempes: quelques-unes des veines qui marbraient son crâne paraissaient injectées de sang, tandis que sa face camuse et ses joues creuses étaient d’une pâleur blafarde. On ne pouvait voir l’expression de son regard, caché sous ses larges lunettes vertes; mais la profonde altération des traits de cet homme annonçait les ravages d’une passion dévorante.
Il traversa lentement l’étude, sans dire un mot à ses clercs, sans même paraître s’apercevoir qu’ils fussent là, entra dans la pièce où se tenait le maître clerc, la traversa ainsi que son cabinet, et redescendit immédiatement par le petit escalier qui conduisait à la cour.
Jacques Ferrand ayant laissé derrière lui toutes les portes ouvertes, les clercs purent à bon droit s’étonner de la bizarre évolution de leur patron, qui était monté par un escalier et descendu par un autre, sans s’arrêter dans une seule des chambres qu’il avait traversées machinalement.
XIII Luxurieux point ne seras…
… Mais au lieu de m’en tenir à ce qu’il y a de lumineux et de pur dans cette union des esprits et des cœurs à qui l’amitié se borne, le fond bourbeux de ma lubricité, remué par cette pointe de volupté qui se fait sentir à l’âge où j’étais, exhalait des nuages qui offusquaient les yeux de mon esprit.
… Je m’abandonnais sans mesure à mes plaisirs sensuels, dont l’ardeur, comme une poix bouillante, brûlait mon cœur et consumait tout ce qu’il y avait de vigueur et de force.
… Quand je voyais mes compagnons qui se vantaient de leurs débauches, et qui s’en savaient d’autant meilleur gré qu’elles étaient plus infâmes, j’avais honte de n’en avoir pas fait autant.
Confessions de saint Augustin, livre II, chapitre II et III
Il fait nuit.
Le profond silence qui règne dans le pavillon habité par Jacques Ferrand est interrompu de temps en temps par les gémissements du vent et par les rafales de la pluie qui tombe à torrents.
Ces bruits mélancoliques semblent rendre plus complète encore la solitude de cette demeure.
Dans une chambre à coucher du premier étage, très-confortablement meublée à neuf et garnie d’un épais tapis, une jeune femme se tient debout devant une cheminée où flambe un excellent feu.
Chose assez étrange! au milieu de la porte soigneusement verrouillée qui fait face au lit, on remarque un petit guichet de cinq ou six pouces carrés qui peut s’ouvrir du dehors.
Une lampe à réflecteur jette une demi-clarté dans cette chambre tendue d’un papier grenat; les rideaux du lit, de la croisée, ainsi que la couverture d’un vaste sofa, sont de damas soie et laine de même couleur.
Nous insistons minutieusement sur ces détails du demi-luxe si récemment importé dans l’habitation du notaire, parce que ce demi-luxe annonce une révolution complète dans les habitudes de Jacques Ferrand, jusqu’alors d’une avarice sordide et d’une insouciance de Spartiate (surtout à l’endroit d’autrui) pour tout ce qui touchait au bien-être.
C’est donc sur cette tenture grenat, fond vigoureux et chaud de ton, que se dessine la figure de Cecily, que nous allons tâcher de peindre.
D’une stature haute et svelte, la créole est dans la fleur et dans l’épanouissement de l’âge. Le développement de ses belles épaules et de ses larges hanches fait paraître sa taille ronde si merveilleusement mince que l’on croirait que Cecily peut se servir de son collier pour ceinture.
Aussi simple que coquet, son costume alsacien est d’un goût bizarre, un peu théâtral, et ainsi d’autant plus approprié à l’effet qu’elle a voulu produire.
Son spencer de casimir noir, à demi ouvert sur sa poitrine saillante, très-long de corsage, à manches justes, à dos plat, est légèrement bordé de laine pourpre sur les coutures et rehaussé d’une rangée de petits boutons d’argent ciselés. Une courte jupe de mérinos orange, qui semble d’une ampleur exagérée quoiqu’elle colle sur des contours d’une richesse sculpturale, laisse voir à demi le genou charmant de la créole, chaussée de bas écarlates à coins bleus, ainsi que cela se rencontre chez les vieux peintres flamands, qui montrent si complaisamment les jarretières de leurs robustes héroïnes.
Jamais artiste n’a rêvé un galbe aussi pur que celui des jambes de Cecily; nerveuses et fines au-dessous de leur mollet rebondi, elles se terminent par un pied mignon, bien à l’aise et bien cambré dans son tout petit soulier de maroquin noir à boucle d’argent.
Cecily, un peu hanchée sur le côté gauche, est debout en face de la glace qui surmonte la cheminée… L’échancrure de son spencer permet de voir son cou élégant et potelé, d’une blancheur éblouissante, mais sans transparence.
Otant son béguin de velours cerise pour le remplacer par un madras, la créole découvrit ses épais et magnifiques cheveux d’un noir bleu, qui, séparés au milieu du front et naturellement frisés, ne descendaient pas plus bas que le collier de Vénus qui joignait le col aux épaules.
Il faut connaître le goût inimitable avec lequel les créoles tortillent autour de leur tête ces mouchoirs aux couleurs tranchantes, pour avoir une idée de la gracieuse coiffure de nuit de Cecily et du contraste piquant de ce tissu bariolé de pourpre, d’azur et d’orange, avec ses cheveux noirs qui, s’échappant du pli serré du madras, encadrent de leurs mille boucles soyeuses ses joues pâles, mais rondes et fermes…
Les deux bras, élevés et arrondis au-dessus de sa tête, elle finissait, du bout de ses doigts déliés comme des fuseaux d’ivoire, de chiffonner une large rosette placée très-bas du côté gauche, presque sur l’oreille.
Les traits de Cecily sont de ceux qu’il est impossible d’oublier jamais.
Un front hardi, un peu saillant, surmonte son visage d’un ovale parfait; son teint a la blancheur mate, la fraîcheur satinée d’une feuille de camélia imperceptiblement dorée par un rayon de soleil; ses yeux, d’une grandeur presque démesurée, ont une expression singulière, car leur prunelle, extrêmement large, noire et brillante, laisse à peine apercevoir, aux deux coins des paupières frangées de longs cils la transparence bleuâtre du globe de l’œil; son menton est nettement accusé; son nez droit et fin se termine par deux narines mobiles qui se dilatent à la moindre émotion; sa bouche, insolente et amoureuse, est d’un pourpre vif.
Qu’on s’imagine donc cette figure incolore, avec son regard tout noir qui étincelle, et ses deux lèvres rouges, lisses, humides, qui luisent comme du corail mouillé.
Disons-le, cette grande créole, à la fois svelte et charnue, vigoureuse et souple comme une panthère, était le type incarné de la sensualité brutale qui ne s’allume qu’aux feux des tropiques.
Tout le monde a entendu parler de ces filles de couleur pour ainsi dire mortelles aux Européens, de ces vampires enchanteurs qui, enivrant leur victime de séductions terribles, pompent jusqu’à sa dernière goutte d’or et de sang, et ne lui laissent, selon l’énergique expression du pays, que ses larmes à boire, que son cœur à ronger.