Cette confidence romanesque, ce brusque changement de personnage bouleversèrent les idées de Jacques Ferrand.
Quelle était cette femme? Pourquoi se cachait-elle? Le hasard seul l’avait-il en effet amenée chez lui? Si elle y venait au contraire dans un but secret, quel était ce but?
Parmi toutes les hypothèses que cette bizarre aventure souleva dans l’esprit du notaire, le véritable motif de la présence de la créole chez lui ne pouvait venir à sa pensée. Il n’avait ou plutôt il ne se croyait d’autres ennemis que les victimes de sa luxure et de sa cupidité; or, toutes se trouvaient dans de telles conditions de malheur ou de détresse, qu’il ne pouvait les soupçonner capables de lui tendre un piège dont Cecily eût été l’appât…
Et encore, ce piège, dans quel but le lui tendre?
Non, la soudaine transfiguration de Cecily n’inspira qu’une crainte à Jacques Ferrand: il pensa que si cette femme ne disait pas la vérité, c’était peut-être une aventurière qui, le croyant riche, s’introduisait dans sa maison pour le circonvenir, l’exploiter, et peut-être, se faire épouser par lui.
Mais, quoique son avarice et sa cupidité se fussent révoltées à cette idée, il s’aperçut en frémissant que ces soupçons, que ces réflexions étaient trop tardives… car d’un seul mot il pouvait calmer sa méfiance en renvoyant cette femme de chez lui.
Ce mot, il ne le dit pas…
À peine même ces pensées l’arrachèrent-elles quelques moments à l’ardente extase où le plongeait la vue de cette femme si belle, de cette beauté sensuelle qui avait sur lui tant d’empire… D’ailleurs, depuis la veille il se sentait dominé, fasciné.
Déjà il aimait à sa façon et avec fureur…
Déjà l’idée de voir cette séduisante créature quitter sa maison lui semblait inadmissible; déjà même, ressentant des emportements d’une jalousie féroce en songeant que Cecily pourrait prodiguer à d’autres les trésors de volupté qu’elle lui refuserait peut-être toujours, il éprouvait une sombre consolation à se dire:
«Tant qu’elle sera séquestrée chez moi… personne ne la possédera.»
La hardiesse du langage de cette femme, le feu de ses regards, la provocante liberté de ses manières révélaient assez qu’elle n’était pas, ainsi qu’elle le disait, une prude. Cette conviction donnant de vagues espérances au notaire assurait davantage encore l’empire de Cecily.
En un mot, la luxure de Jacques Ferrand étouffant la voix de la froide raison, il s’abandonnait en aveugle au torrent de désirs effrénés qui l’emportait.
Il fut convenu que Cecily ne serait sa servante qu’en apparence; il n’y aurait pas ainsi de scandale; de plus, pour assurer davantage encore la sécurité de son hôtesse, il ne prendrait pas d’autre domestique, il se résignerait à la servir et à se servir lui-même; un traiteur voisin apporterait ses repas, il payerait en argent le déjeuner de ses clercs, et le portier se chargerait des soins ménagers de l’étude. Enfin le notaire ferait promptement meubler au premier une chambre au goût de Cecily: celle-ci voulait payer les frais… il s’y opposa et dépensa deux mille francs…
Cette générosité était énorme et prouvait la violence inouïe de sa passion.
Alors commença pour ce misérable une vie terrible.
Renfermé dans la solitude impénétrable de sa maison, inaccessible à tous, de plus en plus sous le joug de son amour effréné, renonçant à pénétrer les secrets de cette femme étrange, de maître il devint esclave; il fut le valet de Cecily, il la servait à ses repas, il prenait soin de son appartement.
Prévenue par le baron que Louise avait été surprise par un narcotique, la créole ne buvait que de l’eau très-limpide, ne mangeait que des mets impossibles à falsifier; elle avait choisi la chambre qu’elle devait occuper et s’était assurée que les murailles ne recelaient aucune porte secrète.
D’ailleurs Jacques Ferrand comprit bientôt que Cecily n’était pas une femme qu’il pût surprendre ou violenter impunément. Elle était vigoureuse, agile et dangereusement armée; un délire frénétique aurait donc pu seul le porter à des tentatives désespérées, et elle s’était parfaitement mise à l’abri de ce péril…
Néanmoins, pour ne pas lasser et rebuter la passion du notaire, la créole semblait quelquefois touchée de ses soins et flattée de la terrible domination qu’elle exerçait sur lui. Alors, supposant qu’à force de preuves de dévouement et d’abnégation il parviendrait à faire oublier sa laideur et son âge, elle se plaisait à lui peindre, en termes d’une hardiesse brûlante, l’inexprimable volupté dont elle pourrait l’enivrer, si ce miracle de l’amour se réalisait jamais.
À ces paroles d’une femme si jeune et si belle, Jacques Ferrand sentait quelquefois sa raison s’égarer… De dévorantes images le poursuivaient partout; l’antique symbole de la tunique de Nessus se réalisait pour lui…
Au milieu de ces tortures sans nom, il perdait la santé, l’appétit, le sommeil.
Tantôt, la nuit, malgré le froid et la pluie, il descendait dans son jardin, et cherchait par une promenade précipitée à calmer, à briser ses ardeurs.
D’autres fois, pendant des heures entières, il plongeait son regard enflammé dans la chambre de la créole endormie; car elle avait eu l’infernale complaisance de permettre que sa porte fût percée d’un guichet qu’elle ouvrait souvent… souvent, car Cecily n’avait qu’un but, celui d’irriter incessamment la passion de cet homme sans la satisfaire, de l’exaspérer ainsi presque jusqu’à la déraison, afin de pouvoir alors exécuter les ordres qu’elle avait reçus…
Ce moment semblait approcher.
Le châtiment de Jacques Ferrand devenait de jour en jour plus digne de ses attentats…
Il souffrait les tourments de l’enfer. Tour à tour absorbé, éperdu, hors de lui, indifférent à ses plus sérieux intérêts, au maintien de sa réputation d’homme austère, grave et pieux, réputation usurpée, mais conquise par de longues années de dissimulation et de ruse, il stupéfiait ses clercs par l’aberration de son esprit, mécontentait ses clients par ses refus de les recevoir et éloignait brutalement de lui les prêtres, qui, trompés par son hypocrisie, avaient été jusqu’alors ses prôneurs les plus fervents.
À ses langueurs accablantes qui lui arrachaient des larmes succédaient de furieux emportements; sa frénésie atteignait-elle son paroxysme, il se prenait à rugir dans la solitude et dans l’ombre comme une bête fauve; ses accès de rage se terminaient-ils par une sorte de brisement douloureux de tout son être, il ne jouissait même pas de ce calme de mort, produit souvent par l’anéantissement de la pensée: l’embrasement du sang de cet homme dans toute la vigoureuse maturité de l’âge ne lui laissait ni trêve ni repos… Un bouillonnement profond, torride, agitait incessamment ses esprits.