Nous l’avons dit, Cecily se coiffait de nuit devant sa glace.
À un léger bruit venant du corridor, elle détourna la tête du côté de la porte.
XIV Le guichet
Malgré le bruit qu’elle venait d’entendre à sa porte, Cecily n’en continua pas moins tranquillement sa toilette de nuit; elle retira de son corsage, où il était à peu près placé comme un buse, un stylet long de cinq à six pouces, enfermé dans un étui de chagrin noir et emmanché dans une petite poignée d’ébène cerclée de fils d’argent, poignée fort simple, mais parfaitement à la main.
Ce n’était pas là une arme de luxe.
Cecily ôta le stylet de son fourreau avec une excessive précaution et le posa sur le marbre de sa cheminée; la lame, de la meilleure trempe et du plus fin damas, était triangulaire, à arêtes tranchantes; sa pointe, aussi acérée que celle d’une aiguille, eût percé une piastre sans s’émousser.
Imprégné d’un venin subtil et persistant, la moindre piqûre de ce poignard devenait mortelle.
Jacques Ferrand ayant un jour mis en doute la dangereuse propriété de cette arme, la créole fit devant lui une expérience in anima vili, c’est-à-dire sur l’infortuné chien de la maison qui, légèrement piqué au nez, tomba et mourut dans d’horribles convulsions.
Le stylet déposé sur la cheminée, Cecily, quittant son spencer de drap noir, resta, les épaules, le sein et les bras nus, ainsi qu’une femme en toilette de bal.
Selon l’habitude de la plupart des filles de couleur, elle portait, au lieu de corset, un second corsage de double toile qui lui serrait étroitement la taille; sa jupe orange, restant attachée sous cette sorte de canezou blanc à manches courtes et très-décolleté, composait ainsi un costume beaucoup moins sévère que le premier et s’harmoniait à merveille avec les bas écarlates et la coiffure de madras si capricieusement chiffonnée autour de la tête de la créole. Rien de plus pur, de plus accompli que les contours de ses bras et de ses épaules, auxquelles deux mignonnes fossettes et un petit signe noir, velouté, coquet, donnaient une grâce de plus.
Un soupir profond attira l’attention de Cecily.
Elle sourit en roulant autour de l’un de ses doigts effilés quelques boucles de cheveux qui s’échappaient des plis de son madras.
– Cecily!… Cecily!… murmura une voix à la fois rude et plaintive.
Et, à travers l’étroite ouverture du guichet, apparut la face blême et camuse de Jacques Ferrand; ses prunelles étincelaient dans l’ombre.
Cecily, muette jusqu’alors, commença de chanter doucement un air créole.
Les paroles de cette lente mélodie étaient suaves et expressives. Quoique contenu, le mâle contralto de Cecily dominait le bruit des torrents de pluie et les violentes rafales de vent qui semblaient ébranler la vieille maison jusque dans ses fondements.
– Cecily!… Cecily!… répéta Jacques Ferrand d’un ton suppliant.
La créole s’interrompit tout à coup, tourna brusquement la tête, parut entendre pour la première fois la voix du notaire et s’approcha nonchalamment de la porte.
– Comment! cher maître (elle l’appelait ainsi par dérision), vous êtes là, dit-elle avec un léger accent étranger qui donnait un charme de plus à sa voix mordante et sonore.
– Oh! que vous êtes belle ainsi! murmura le notaire.
– Vous trouvez? répondit la créole; ce madras sied bien à mes cheveux noirs, n’est-ce pas?
– Chaque jour je vous trouve plus belle encore.
– Et mon bras, voyez donc comme il est blanc.
– Monstre… va-t’en! va-t’en!… s’écria Jacques Ferrand furieux.
Cecily se mit à rire aux éclats.
– Non, non, c’est trop souffrir… Oh! si je ne craignais la mort, s’écria sourdement le notaire; mais mourir, c’est renoncer à vous voir, et vous êtes si belle!… J’aime encore mieux souffrir et vous regarder.
– Regardez-moi… ce guichet est fait pour cela… et aussi pour que nous puissions causer comme deux amis… et charmer ainsi notre solitude… qui vraiment ne me pèse pas trop… Vous êtes si bon maître! Voilà de ces dangereux aveux que je puis faire à travers cette porte…
– Et cette porte, vous ne voulez pas l’ouvrir? Voyez pourtant comme je suis soumis! Ce soir, j’aurais pu essayer d’entrer avec vous dans cette chambre… je ne l’ai pas fait.
– Vous êtes soumis par deux raisons… D’abord parce que vous savez qu’ayant, par une nécessité de ma vie errante, pris l’habitude de porter un stylet… je manie d’une main ferme ce bijou venimeux, plus acéré que la dent d’une vipère… Vous savez aussi que du jour où j’aurais à me plaindre de vous, je quitterais à jamais cette maison, vous laissant mille fois plus épris encore… puisque vous avez bien voulu faire la grâce à votre indigne servante de vous éprendre d’elle.
– Ma servante! C’est moi qui suis votre esclave… votre esclave moqué, méprisé…
– C’est assez vrai…
– Et cela ne vous touche pas?
– Cela me distrait… Les journées… et surtout les nuits sont si longues!…
– Oh! la maudite!
– Non, sérieusement, vous avez l’air si complètement égaré, vos traits s’altèrent si sensiblement, que j’en suis flattée… C’est un pauvre triomphe, mais vous êtes seul ici…
– Entendre cela… et ne pouvoir que se consumer dans une rage impuissante!
– Avez-vous peu d’intelligence!!! Jamais, peut-être, je ne vous ai rien dit de plus tendre…
– Raillez… raillez…
– Je ne raille pas; je n’avais pas encore vu d’homme de votre âge… amoureux à votre façon… et, il faut en convenir, un homme jeune et beau serait incapable d’une de ces passions enragées. Un Adonis s’admire autant qu’il vous admire… il aime du bout des dents… Et puis le favoriser… quoi de plus simple? cela lui est dû… à peine en est-il reconnaissant; mais favoriser un homme comme vous, mon maître… oh! ce serait le ravir de la terre au ciel, ce serait combler ses rêves les plus insensés, ses espérances les plus impossibles! Car enfin, l’être qui vous dirait: «Vous aimez Cecily éperdument; si je le veux, elle sera à vous dans une seconde…» vous croiriez cet être doué d’une puissance surnaturelle… n’est-ce pas, cher maître?
– Oui, oh! oui…
– Eh bien! si vous saviez me mieux convaincre de votre passion, j’aurais peut-être la bizarre fantaisie de jouer auprès de moi-même, en votre faveur, ce rôle surnaturel… Comprenez-vous?
– Je comprends que vous me raillez encore… toujours et sans pitié!
– Peut-être… la solitude fait naître de si étranges fantaisies!…
L’accent de Cecily avait jusqu’alors été sardonique; mais elle dit ces derniers mots, avec une expression sérieuse, réfléchie, et les accompagna d’un long coup d’œil qui fit tressaillir le notaire.
– Taisez-vous! Ne me regardez pas ainsi: vous me rendrez fou… J’aimerais mieux que vous me disiez: «Jamais!…» Au moins, je pourrais vous abhorrer, vous chasser de ma maison! s’écria Jacques Ferrand, qui s’abandonnait encore à une vaine espérance. Oui, car je n’attendrais rien de vous. Mais malheur! malheur!… je vous connais maintenant assez pour espérer, malgré moi, qu’un jour je devrais peut-être à votre désœuvrement ou à un de vos dédaigneux caprices ce que je n’obtiendrai jamais de votre amour… Vous me dites de vous convaincre de ma passion; ne voyez-vous pas combien je suis malheureux, mon Dieu?… Je fais pourtant tout ce que je peux pour vous plaire… Vous voulez être cachée à tous les yeux, je vous cache à tous les yeux, peut-être au risque de me compromettre gravement; car enfin, moi, je ne sais pas qui vous êtes; je respecte votre secret, je ne vous en parle jamais… Je vous ai interrogée sur votre vie passée… vous ne m’avez pas répondu…