– Oh!… tu m’aimes… Jacques… tu m’aimes… Me livrer ainsi tes secrets! Quel empire ai-je donc sur toi?… Je ne serai pas ingrate… Donne ce front où sont nées tant d’infernales pensées… que je le baise…
– Oh! s’écria le notaire en balbutiant, l’échafaud serait là… dressé, que je ne reculerais pas… Écoute encore… Cette enfant autrefois abandonnée s’est retrouvée sur mon chemin… Elle m’inspirait des craintes… je l’ai fait tuer…
– Toi?… Et comment? Où cela?…
– Il y a peu de jours… près du pont d’Asnières… à l’île du Ravageur… un nommé Martial l’a noyée dans un bateau à soupape… Voilà-t-il assez de détails? Me croiras-tu?
– Oh! démon… d’enfer… tu m’épouvantes, et pourtant tu m’attires… tu me passionnes… Quel est donc ton pouvoir?
– Écoute encore… Avant cela, un homme m’avait confié cent mille écus… Je l’ai fait tomber dans un guet-apens… je lui ai brûlé la cervelle… J’ai prouvé qu’il s’était suicidé, et j’ai nié le dépôt que sa sœur réclamait. Maintenant ma vie est à ta merci… Ouvre.
– Jacques… tiens, je t’adore! dit la créole avec exaltation.
– Oh! viennent mille morts… et je les brave! s’écria le notaire dans un enivrement impossible à peindre. Oui, tu avais raison; je serais jeune, charmant, que je n’éprouverais pas cette joie triomphante… La clef! Jette-moi la clef!… Tire le verrou…
La créole ôta la clef de la serrure, fermée en dedans, et la donna au notaire par le guichet en lui disant éperdument:
– Jacques… je suis folle!…
– Tu es à moi enfin! s’écria-t-il avec un rugissement sauvage, en faisant précipitamment tourner le pêne de la serrure.
Mais la porte, fermée au verrou, ne s’ouvrit pas encore.
– Viens, mon tigre! Viens…, dit Cecily d’une voix mourante.
– Le verrou… le verrou!… s’écria Jacques Ferrand.
– Mais si tu me trompais!… s’écria tout à coup la créole. Si ces secrets… tu les inventais pour te jouer de moi!…
Le notaire resta un moment frappé de stupeur. Il se croyait au terme de ses vœux; ce dernier temps d’arrêt mit le comble à son impatiente furie.
Il porta rapidement la main à sa poitrine, ouvrit son gilet, rompit avec violence une chaînette d’acier à laquelle était suspendu un petit portefeuille rouge, le prit, et, le montrant par le guichet à Cecily, il lui dit d’une voix oppressée, haletante:
– Voilà de quoi faire tomber ma tête. Tire le verrou, le portefeuille est à toi…
– Donne, mon tigre!… s’écria Cecily.
Et, tirant bruyamment le verrou d’une main, de l’autre elle saisit le portefeuille…
Mais Jacques Ferrand ne le lui abandonna qu’au moment où il sentit la porte céder sous son effort…
Mais si la porte céda, elle ne fit que s’entrebâiller de la largeur d’un demi-pied environ, retenue qu’elle était à la hauteur de la serrure par la chaîne et les pitons.
À cet obstacle imprévu, Jacques Ferrand se précipita contre la porte et l’ébranla d’un effort désespéré.
Cecily, avec la rapidité de la pensée, prit le portefeuille entre ses dents, ouvrit la croisée, jeta dans la cour un manteau, et aussi leste que hardie, se servant d’une corde à nœuds fixée à l’avance au balcon, elle se laissa glisser du premier étage dans la cour, rapide et légère comme une flèche qui tombe à terre…
Puis, s’enveloppant à la hâte dans le manteau, elle courut à la loge du portier, l’ouvrit, tira le cordon, sortit dans la rue et sauta dans une voiture qui, depuis l’entrée de Cecily chez Jacques Ferrand, venait chaque soir, à tout événement, par ordre du baron de Graün, stationner à vingt pas de la maison du notaire…
Cette voiture partit au grand trot de deux vigoureux chevaux.
Elle atteignit le boulevard avant que Jacques Ferrand se fût aperçu de la fuite de Cecily.
Revenons à ce monstre.
Par l’entrebâillement de la porte, il ne pouvait apercevoir la fenêtre dont la créole s’était servie pour préparer et assurer sa fuite… D’un dernier coup furieux de ses larges épaules, Jacques Ferrand fit éclater la chaîne qui tenait la porte entr’ouverte…
Il se précipita dans la chambre…
Il ne trouva personne…
La corde à nœuds se balançait encore au balcon de la croisée, où il se pencha…
Alors, de l’autre côté de la cour, à la clarté de la lune, qui se dégageait des nuages amoncelés par l’ouragan, il vit, dans l’enfoncement de la voûte d’entrée, la porte cochère ouverte.
Jacques Ferrand devina tout.
Une dernière lueur d’espoir lui restait.
Vigoureux et déterminé, il enjamba le balcon, se laissa glisser à son tour dans la cour au moyen de la corde et sortit en hâte de sa maison.
La rue était déserte…
Il ne vit personne.
Il n’entendit d’autre bruit que le roulement lointain de la voiture qui emportait rapidement la créole.
Le notaire pensa que c’était quelque carrosse attardé et n’attacha aucune attention à cette circonstance.
Ainsi pour lui aucune chance de retrouver Cecily, qui emportait avec elle la preuve de ses crimes!…
À cette épouvantable certitude, il tomba foudroyé sur une borne placée à sa porte.
Il resta longtemps là, muet, immobile, pétrifié.
Les yeux fixes, hagards, les dents serrées, la bouche écumante, labourant machinalement de ses ongles sa poitrine qu’il ensanglantait, il sentait sa pensée s’égarer et se perdre dans un abîme sans fond.
Lorsqu’il sortit de sa stupeur, il marchait pesamment et d’un pas mal assuré; les objets vacillaient à sa vue comme s’il sortait d’une ivresse profonde…
Il ferma violemment la porte de la rue et rentra dans sa cour…
La pluie avait cessé.
Le vent, continuant de souffler avec force, chassait de lourdes nuées grises qui voilaient, sans l’obscurcir, la clarté de la lune, dont la lumière blafarde éclairait la maison.
Un peu calmé par l’air vif et froid de la nuit, Jacques Ferrand, espérant combattre son agitation intérieure par l’agitation de sa marche, s’enfonça dans les allées boueuses de son jardin, marchant à pas rapides, saccadés, et de temps à autre portant à son front ses deux poings crispés…
Allant ainsi au hasard, il arriva au bout d’une allée, près d’une serre en ruine.
Tout à coup il trébucha violemment contre un amas de terre fraîchement remuée.
Il se baissa, regarda machinalement et vit quelques linges ensanglantés.
Il se trouvait près de la fosse que Louise Morel avait creusée pour y cacher son enfant mort…
Son enfant… qui était aussi celui de Jacques Ferrand…
Malgré son endurcissement, malgré les effroyables craintes qui l’agitaient, Jacques Ferrand frissonna d’épouvante.
Il y avait quelque chose de fatal dans ce rapprochement.
Poursuivi par la punition vengeresse de sa luxure, le hasard le ramenait sur la fosse de son enfant… malheureux fruit de sa violence et de sa luxure!…