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Dans toute autre circonstance, Jacques Ferrand eût foulé cette sépulture avec une indifférence atroce, mais, ayant épuisé son énergie sauvage dans la scène que nous avons racontée, il se sentit saisi d’une faiblesse et d’une terreur soudaines…

Son front s’inonda d’une sueur glacée, ses genoux tremblants se dérobèrent sous lui, et il tomba sans mouvement à côté de cette tombe ouverte.

XV La Force

… Erreur inexplicable! erreur injuste! erreur cruelle!

WOLFGANG, livre II

Peut-être nous accusera-t-on, à propos de l’extension donnée aux scènes suivantes, de porter atteinte à l’unité de notre fable par quelques tableaux épisodiques; il nous semble que dans ce moment surtout, où d’importantes questions pénitentiaires, questions qui touchent au vif de l’état social, sont à la veille d’être, sinon résolues (nos législateurs s’en garderont bien), du moins discutées, il nous semble que l’intérieur d’une prison, effrayant pandémonium, lugubre thermomètre de la civilisation, serait une étude opportune.

En un mot, les physionomies variées des détenus de toutes classes, les relations de famille ou d’affection qui les rattachent encore au monde dont les murs de la prison les séparent, nous ont paru dignes d’intérêt.

On nous excusera donc d’avoir groupé autour de plusieurs prisonniers, personnages connus de cette histoire, d’autres figures secondaires, destinées à mettre en action, en relief, certaines critiques, et à compléter cette initiation à la vie de prison.

Entrons à la Force.

Rien de sombre, rien de sinistre dans l’aspect de cette maison de détention, située rue du Roi-de-Sicile, au Marais.

Au milieu de l’une des premières cours, on voit quelques massifs de terre, plantés d’arbustes, au pied desquels pointent déjà çà et là les pousses vertes et précoces des primevères et des perce-neige; un perron surmonté d’un porche en treillage, où serpentent les rameaux noueux de la vigne, conduit à l’un des sept ou huit promenoirs destinés aux détenus.

Les vastes bâtiments qui entourent ces cours ressemblent beaucoup à ceux d’une caserne ou d’une manufacture tenue avec un soin extrême.

Ce sont de grandes façades de pierre blanche percées de hautes et larges fenêtres où circule abondamment un air vif et pur. Les dalles et le pavé des préaux sont d’une scrupuleuse propreté. Au rez-de-chaussée, de vastes salles chauffées pendant l’hiver, fraîchement aérées pendant l’été, servent, durant le jour, de lieu de conversation, d’atelier ou de réfectoire aux détenus.

Les étages supérieurs sont consacrés à d’immenses dortoirs de dix ou douze pieds d’élévation, au carrelage net et luisant; deux rangées de lits de fer les garnissent, lits excellents composés d’une paillasse, d’un moelleux et épais matelas, d’un traversin, de draps de toile bien blanche et d’une chaude couverture de laine.

À la vue de ces établissements réunissant toutes les conditions du bien-être et de la salubrité, on reste malgré soi fort surpris, habitué que l’on est à regarder les prisons comme des antres tristes, sordides, malsains et ténébreux.

On se trompe.

Ce qui est triste, sordide et ténébreux, ce sont les bouges où, comme Morel le lapidaire, tant de pauvres et honnêtes ouvriers languissent épuisés, forcés d’abandonner leur grabat à leur femme infirme et de laisser avec un impuissant désespoir leurs enfants hâves, affamés, grelotter de froid dans leur paille infecte.

Même contraste entre la physionomie de l’habitant de ces deux demeures.

Incessamment préoccupé des besoins de sa famille, auxquels il suffit à peine au jour le jour, voyant une folle concurrence amoindrir son salaire, l’artisan laborieux sera chagrin, abattu, l’heure du repos ne sonnera pas pour lui, une sorte de lassitude somnolente interrompra son travail exagéré. Puis, au réveil de ce douloureux assoupissement, il se retrouvera face à face avec les mêmes pensées accablantes sur le présent, avec les mêmes inquiétudes pour le lendemain.

Bronzé par le vice, indifférent au passé, heureux de la vie qu’il mène, certain de l’avenir (il peut se l’assurer par un délit ou par un crime), regrettant la liberté sans doute, mais trouvant de larges compensations dans le bien-être matériel dont il jouit, certain d’emporter à sa sortie de prison une bonne somme d’argent, gagnée par un labeur commode et modéré; estimé, c’est-à-dire redouté de ses compagnons en raison de son cynisme et de sa perversité, le condamné, au contraire, sera toujours insouciant et gai.

Encore une fois, que lui manque-t-il?

Ne trouve-t-il pas en prison bon abri, bon lit, bonne nourriture, salaire élevé [9], travail facile, et surtout et avant tout société de son choix, société, répétons-le, qui mesure sa considération à la grandeur des forfaits?

Un condamné endurci ne connaît donc, ni la misère, ni la faim, ni le froid. Que lui importe l’horreur qu’il inspire aux honnêtes gens?

Il ne les voit pas, il n’en connaît pas.

Ses crimes font sa gloire, son influence, sa force auprès des bandits au milieu desquels il passera désormais sa vie.

Comment craindrait-il la honte?

Au lieu de graves et charitables remontrances qui pourraient le forcer à rougir et à se repentir du passé, il entend de farouches applaudissements qui l’encouragent au vol et au meurtre.

À peine emprisonné, il médite de nouveaux forfaits.

Quoi de plus logique?

S’il est découvert, arrêté derechef, il retrouvera le repos, le bien-être matériel de la prison, et ses joyeux et hardis compagnons de crime et de débauche…

Sa corruption est-elle moins grande que celle des autres, manifeste-t-il, au contraire, le moindre remords; il est exposé à des railleries atroces, à des huées infernales, à des menaces terribles.

Enfin, chose si rare qu’elle est devenue l’exception de la règle, un condamné sort-il de cet épouvantable pandémonium avec la volonté ferme de revenir, au bien par des prodiges de travail, de courage, de patience et d’honnêteté, a-t-il pu cacher son infamant passé, la rencontre d’un de ses anciens camarades de prison suffit pour renverser cet échafaudage de réhabilitation si péniblement élevé.

Voici comment.

Un libéré endurci propose une affaire à un libéré repentant; celui-ci, malgré de dangereuses menaces, refuse cette criminelle association; aussitôt une délation anonyme dévoile la vie de ce malheureux qui voulait à tout prix cacher et expier une première faute par une conduite honorable.

Alors, exposé aux dédains ou au moins à la défiance de ceux dont il avait conquis l’intérêt à force de labeur et de probité, réduit à la détresse, aigri par l’injustice, égaré par le besoin, cédant enfin à ses funestes obsessions, cet homme presque réhabilité retombera encore et pour toujours au fond de l’abîme d’où il était si difficilement sorti.

Dans les scènes suivantes, nous tâcherons donc de démontrer les monstrueuses et inévitables conséquences de la réclusion en commun.

Après des siècles d’épreuves barbares, d’hésitations pernicieuses, on paraît comprendre qu’il est peu raisonnable de plonger dans une atmosphère abominablement viciée des gens qu’un air pur et salubre pourrait seul sauver.