Que de siècles pour reconnaître qu’en agglomérant les êtres gangrenés, on redouble l’intensité de leur corruption, qui devient ainsi incurable!
Que de siècles pour reconnaître qu’il n’est, en un mot, qu’un remède à cette lèpre envahissante qui menace le corps social…
L’isolement!…
Nous nous estimerions heureux si notre faible voix pouvait être, sinon comptée, du moins entendue parmi toutes celles qui, plus imposantes, plus éloquentes que la nôtre, demandent avec une si juste et si impatiente insistance, l’application complète, absolue, du système cellulaire.
Un jour aussi, peut-être, la société saura que le mal est une maladie accidentelle et non pas organique; que les crimes sont presque toujours des faits de subversion d’instincts, de penchants toujours bons dans leur essence, mais faussés, mais maléficiés par l’ignorance, l’égoïsme ou l’incurie des gouvernants, et que la santé de l’âme, comme celle du corps, est invinciblement subordonnée aux lois d’une hygiène salubre et préservatrice.
Dieu donne à tous des organes impérieux, des appétits énergiques, le désir du bien-être; c’est à la société d’équilibrer et de satisfaire ces besoins.
L’homme qui n’a en partage que force, bon vouloir et santé, a droit, souverainement droit, à un labeur justement rétribué, qui lui assure non le superflu, mais le nécessaire, mais le moyen de rester sain et robuste, actif et laborieux… partant, honnête et bon, parce que sa condition sera heureuse.
Les sinistres régions de la misère et de l’ignorance sont peuplées d’êtres morbides, aux cœurs flétris. Assainissez ces cloaques, répandez-y l’instruction, l’attrait du travail, d’équitables salaires, de justes récompenses, et aussitôt ces visages maladifs, ces âmes étiolées renaîtront au bien, qui est la santé, la vie de l’âme.
Nous conduirons le lecteur au parloir de la prison de la Force.
C’est une salle obscure, séparée dans sa longueur en deux parties égales par un étroit couloir à claires-voies.
L’une des parties de ce parloir communique à l’intérieur de la prison: elle est destinée aux détenus.
L’autre communique au greffe: elle est destinée aux étrangers admis à visiter les prisonniers.
Ces entrevues et ces conversations ont lieu à travers le double grillage de fer du parloir, en présence d’un gardien qui se tient dans l’intérieur et à l’extrémité du couloir.
L’aspect des prisonniers réunis au parloir ce jour-là offrait de nombreux contrastes: les uns étaient couverts de vêtements misérables, d’autres semblaient appartenir à la classe ouvrière, ceux-ci à la riche bourgeoisie.
Les mêmes contrastes de condition se remarquaient parmi les personnes qui venaient voir les détenus: presque toutes sont des femmes.
Généralement les prisonniers ont l’air moins tristes que les visiteurs; car, chose étrange, funeste et prouvée par l’expérience, il est peu de chagrins, de hontes, qui résistent à trois ou quatre jours de prison passés en commun!
Ceux qui s’épouvantaient le plus de cette hideuse communion s’y habituent promptement; la contagion les gagne: environnés d’êtres dégradés, n’entendant que des paroles infâmes, une sorte de farouche émulation les entraîne, et, soit pour imposer à leurs compagnons en luttant de cynisme avec eux, soit pour s’étourdir par cette ivresse morale, presque toujours les nouveaux venus affichent autant de dépravation et d’insolente gaieté que les habitués de la prison.
Revenons au parloir.
Malgré le bourdonnement sonore d’un grand nombre de conversations tenues à demi-voix d’un côté du couloir à l’autre, prisonniers et visiteurs finissaient, après quelque temps de pratique, par pouvoir causer entre eux, à la condition absolue de ne pas se laisser un moment distraire ou occuper par l’entretien de leurs voisins, ce qui créait une sorte de secret au milieu de ce bruyant échange de paroles, chacun étant forcé d’entendre son interlocuteur, mais de ne pas écouter un mot de ce qui se disait autour de lui.
Parmi les détenus appelés au parloir par des visiteurs, le plus éloigné de l’endroit où siégeait le gardien était Nicolas Martial.
Au morne abattement dont on l’a vu frappé lors de son arrestation avait succédé une assurance cynique.
Déjà la contagieuse et détestable influence de la prison en commun portait ses fruits.
Sans doute, s’il eût été aussitôt transféré dans une cellule solitaire, ce misérable, encore sous le coup de son premier accablement, face à face avec la pensée de ses crimes, épouvanté de la punition qui l’attendait, ce misérable eût éprouvé, sinon du repentir, au moins une frayeur salutaire dont rien ne l’eût distrait.
Et qui sait ce que peut produire chez un coupable une méditation incessante, forcée, sur les crimes qu’il a commis et sur leurs châtiments?…
Loin de là, jeté au milieu d’une tourbe de bandits, aux yeux desquels le moindre signe de repentir est une lâcheté, ou plutôt une trahison qu’ils font chèrement expier – car, dans leur sauvage endurcissement, dans leur stupide défiance, ils regardent comme capable de les espionner tout homme (s’il s’en trouve) qui, triste et morne, regrettant sa faute, ne partage pas leur audacieuse insouciance et frémit à leur contact.
Jeté, disons-nous, au milieu de ces bandits, Nicolas Martial, connaissant dès longtemps et par tradition les mœurs des prisons, surmonta sa faiblesse et voulut paraître digne d’un nom déjà célèbre dans les annales du vol et du meurtre.
Quelques vieux repris de justice avaient connu son père le supplicié, d’autres son frère le galérien; il fut reçu et aussitôt patronné par ces vétérans du crime avec un intérêt farouche.
Ce fraternel accueil de meurtrier à meurtrier exalta le fils de la veuve; ces louanges données à la perversité héréditaire de sa famille l’enivrèrent. Oubliant bientôt, dans ce hideux étourdissement, l’avenir qui le menaçait, il ne se souvint de ses forfaits passés que pour s’en glorifier et les exagérer encore aux yeux de ses compagnons.
L’expression de la physionomie de Martial était donc aussi insolente que celle de son visiteur était inquiète et consternée.
Ce visiteur était le père Micou, le receleur logeur du passage de la Brasserie, dans la maison duquel Mme de Fermont et sa fille, victimes de la cupidité de Jacques Ferrand, avaient été obligées de se retirer.
Le père Micou savait de quelles peines il était passible pour avoir maintes fois acquis à vil prix le fruit des vols de Nicolas et de bien d’autres.
Le fils de la veuve étant arrêté, le receleur se trouvait presque à la discrétion du bandit, qui pouvait le désigner comme son acheteur habituel. Quoique cette accusation ne pût être appuyée de preuves flagrantes, elle n’en était pas moins très-dangereuse, très-redoutable pour le père Micou; aussi avait-il immédiatement exécuté les ordres que Nicolas lui avait fait transmettre par un libéré sortant.
– Eh bien! comment ça va-t-il, père Micou? lui dit le brigand.
– Pour vous servir, mon brave garçon, répondit le receleur avec empressement. Dès que j’ai vu la personne que vous m’avez envoyée tout de suite, je me…
– Tiens! pourquoi donc que vous ne me tutoyez plus, père Micou? dit Nicolas en l’interrompant d’un air sardonique. Est-ce que vous me méprisez… parce que je suis dans la peine?…