– Non, mon garçon, je ne méprise personne…, dit le receleur qui ne se souciait pas d’afficher sa familiarité passée avec ce misérable.
– Eh bien! alors, dites-moi tu… comme d’habitude, ou je croirai que vous n’avez plus d’amitié pour moi, et ça me fendrait le cœur…
– À la bonne heure, dit le père Micou en soupirant. Je me suis donc occupé tout de suite de tes petites commissions.
– Voilà qui est parler, père Micou… je savais bien que vous n’oublieriez pas les amis. Et mon tabac?
– J’en ai déposé deux livres au greffe, mon garçon.
– Il est bon?
– Tout ce qu’il y a de meilleur.
– Et le jambonneau?
– Aussi déposé avec un pain blanc de quatre livres; j’y ai ajouté une petite surprise à laquelle tu ne t’attendais pas… une demi-douzaine d’œufs durs et une belle tête de Hollande…
– C’est ce qui s’appelle se conduire en ami! Et du vin?
– Il y a six bouteilles cachetées, mais tu sais qu’on ne t’en délivrera qu’une bouteille par jour.
– Que voulez-vous!… Faut bien en passer par là.
– J’espère que tu es content de moi, mon garçon?
– Certainement, et je le serai encore, et je le serai toujours, père Micou, car ce jambonneau, ce fromage, ces œufs et ce vin ne dureront que le temps d’avaler… mais, comme dit l’autre, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore, grâce au papa Micou, qui me donnera encore du nanan si je suis gentil.
– Comment!… tu veux…?
– Que dans deux ou trois jours vous me renouveliez mes petites provisions, père Micou.
– Que le diable me brûle si je le fais! C’est bon une fois.
– Bon une fois! Allons donc! Des jambons et du vin, c’est bon toujours, vous savez bien ça.
– C’est possible, mais je ne suis pas chargé de te nourrir de friandises.
– Ah! père Micou! c’est mal, c’est injuste, me refuser du jambon, à moi qui vous ai si souvent porté du gras-double [10].
– Tais-toi donc, malheureux! dit le receleur effrayé.
– Non, j’en ferai juge le curieux [11]; je lui dirai: «Figurez-vous que le père Micou…»
– C’est bon, c’est bon, s’écria le receleur, voyant avec autant de crainte que de colère Nicolas très-disposé à abuser de l’empire que lui donnait leur complicité, j’y consens… je te renouvellerai ta provision, quand elle sera finie.
– C’est juste… rien que juste… Faudra pas non plus oublier d’envoyer du café à ma mère et à Calebasse, qui sont à Saint-Lazare; elles prenaient leur tasse tous les matins… ça leur manquerait.
– Encore! mais tu veux donc me ruiner, gredin?
– Comme vous voudrez, père Micou… n’en parlons plus… je demanderai au curieux si…
– Va donc pour le café, dit le receleur en l’interrompant. Mais que le diable t’emporte!… Maudit soit le jour où je t’ai connu!
– Mon vieux… moi c’est tout le contraire… dans ce moment, je suis ravi de vous connaître. Je vous vénère comme mon père nourricier.
– J’espère que tu n’as rien de plus à m’ordonner? reprit le père Micou avec amertume.
– Si… tu diras à ma mère et à ma sœur que, si j’ai tremblé quand on m’a arrêté, je ne tremble plus, et que je suis maintenant aussi déterminé qu’elles deux.
– Je leur dirai. Est-ce tout?
– Attendez donc. J’oubliais de vous demander deux paires de bas de laine bien chauds… vous ne voudriez pas que je m’enrhume, n’est-ce pas?
– Je voudrais que tu crèves!
– Merci, père Micou, ça sera pour plus tard; aujourd’hui j’aime autant autre chose… je veux la passer douce. Au moins si on me raccourcit comme mon père… j’aurai joui de la vie.
– Elle est propre, ta vie.
– Elle est superbe! Depuis que je suis ici, je m’amuse comme un roi. S’il y avait eu des lampions et des fusées, on aurait illuminé et tiré des fusées en mon honneur, quand on a su que j’étais le fils du fameux Martial, le guillotiné.
– C’est touchant. Belle parenté!
– Tiens! il y a bien des ducs et des marquis… pourquoi donc que nous n’aurions pas notre noblesse, nous autres? dit le brigand avec une ironie farouche.
– Oui… c’est Charlot [12] qui vous les donne sur la place du Palais, vos lettres de noblesse.
– Bien sûr que ce n’est pas M. le curé; raison de plus; en prison faut être de la noblesse de la haute pègre [13] pour avoir de l’agrément, sans ça on vous regarde comme des riens du tout. Faut voir comme on les arrange, ceux qui ne sont pas nobles de pègre; qui font leur tête… Tenez, il y a ici justement un nommé Germain, un petit jeune homme qui fait le dégoûté et qui a l’air de nous mépriser. Gare à sa peau! C’est un sournois; on le soupçonne d’être un mouton. Si ça est, on lui grignotera le nez… en manière d’avis.
– Germain? Ce jeune homme s’appelle Germain?
– Oui… vous le connaissez? Il est donc de la pègre? Alors, malgré son air colas…
– Je ne le connais pas… mais s’il est le Germain dont j’ai entendu parler, son compte est bon.
– Comment?
– Il a déjà manqué de tomber dans un guet-apens que le Velu et le Gros-Boiteux lui ont tendu il y a quelque temps.
– Pourquoi donc ça?
– Je n’en sais rien. Ils disaient qu’en province il avait coqué [14] quelqu’un de leur bande.
– J’en étais sûr… Germain est un mouton. Eh bien! on en mangera, du mouton. Je vas dire ça aux amis… ça leur donnera de l’appétit. Ah çà! le Gros-Boiteux fait-il toujours des niches à vos locataires?
– Dieu merci, j’en suis débarrassé, de ce vilain gueux-là! Tu le verras ici aujourd’hui ou demain.
– Vive la joie! nous allons rire! En voilà encore un qui ne boude pas!
– C’est parce qu’il va retrouver ici Germain… que je t’ai dit que le compte du jeune homme serait bon… si c’est le même…
– Et pourquoi l’a-t-on pincé, le Gros-Boiteux?
– Pour un vol commis avec un libéré qui voulait rester honnête et travailler. Ah! bien oui! le Gros-Boiteux l’a joliment enfoncé. Il a tant de vice, ce gueux-là! Je suis sûr que c’est lui qui a forcé la malle de ces deux femmes qui occupent chez moi le cabinet du quatrième.
– Quelles femmes? Ah! oui… deux femmes dont la plus jeune vous incendiait, vieux brigand, tant vous la trouviez gentille.
– Elles n’incendieront plus personne; car, à l’heure qu’il est, la mère doit être morte, et la fille n’en vaut guère mieux. J’en serai pour une quinzaine de loyer; mais que le diable me brûle si je donne seulement une loque pour les enterrer! J’ai fait assez de pertes, sans compter les douceurs que tu me pries de donner à toi et à ta famille; ça arrange joliment mes affaires. J’ai de la chance cette année…