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Cet homme, nommé Fortuné Gobert, dit Pique-Vinaigre, ancien joueur de gobelets, réclusionnaire libéré d’une condamnation pour crime d’émission de fausse monnaie, était prévenu de rupture de ban et de vol commis la nuit avec effraction et escalade.

Écroué depuis très-peu de jours à la Force, déjà Pique-Vinaigre remplissait, à la satisfaction générale de ses compagnons de prison, le métier de conteur.

Aujourd’hui les conteurs sont très-rares; mais autrefois chaque chambrée avait généralement, moyennant une légère contribution individuelle, son conteur d’office, qui par ses improvisations faisait paraître moins longues les interminables soirées d’hiver, les détenus se couchant à la tombée du jour.

S’il est assez curieux de signaler ce besoin de fictions, de récits émouvants, qui se retrouve chez ces misérables, il est une chose bien plus considérable aux yeux des penseurs: ces gens corrompus jusqu’à la moelle, ces voleurs, ces meurtriers, préfèrent surtout les histoires où sont exprimés des sentiments généreux, héroïques, les récits où la faiblesse et la bonté sont vengées d’une oppression farouche.

Il en est de même des filles perdues; elles affectionnent singulièrement la lecture des romans naïfs, touchants et élégiaques, et répugnent presque toujours aux lectures obscènes.

L’instinct naturel du bien, joint au besoin d’échapper par la pensée à tout ce qui leur rappelle la dégradation où elles vivent, ne cause-t-il pas chez ces malheureuses les sympathies et les répulsions intellectuelles dont nous venons de parler?

Pique-Vinaigre excellait donc dans ce genre de récits héroïques où la faiblesse, après mille traverses, finit par triompher de son persécuteur. Pique-Vinaigre possédait en outre un grand fonds d’ironie qui lui avait valu son sobriquet, ses reparties étant souvent sardoniques ou plaisantes.

Il venait d’entrer au parloir.

En face de lui, de l’autre côté de la grille, on voyait une femme de trente-cinq ans environ, d’une figure pâle, douce et intéressante, pauvrement, mais proprement vêtue; elle pleurait amèrement et tenait son mouchoir sur ses yeux.

Pique-Vinaigre la regardait avec un mélange d’impatience et d’affection.

– Voyons donc, Jeanne, lui dit-il, ne fais pas l’enfant; voilà seize ans que nous ne nous sommes vus: si tu gardes toujours ton mouchoir sur tes yeux, ça n’est pas le moyen de nous reconnaître.

– Mon frère, mon pauvre Fortuné… j’étouffe… je ne peux pas parler…

– Es-tu drôle, va! Mais qu’est-ce que tu as?

Sa sœur, car cette femme était sa sœur, contint ses sanglots, essuya ses larmes et, le regardant avec stupeur, reprit:

– Ce que j’ai? Comment, je te retrouve en prison, toi qui y es déjà resté quinze ans…

– C’est vrai; il y a aujourd’hui six mois que je suis sorti de la centrale de Melun… sans t’aller voir à Paris, parce que la capitale m’était défendue…

– Déjà repris! Qu’est-ce que tu as donc encore fait, mon Dieu? Pourquoi as-tu quitté Beaugency, où on t’avait envoyé en surveillance?

– Pourquoi! Faudrait me demander pourquoi j’y suis allé.

– Tu as raison.

– D’abord, ma pauvre Jeanne, puisque ces grilles sont entre nous deux, figure-toi que je t’ai embrassée, serrée dans mes bras, comme ça se doit quand on revoit sa sœur après une éternité. Maintenant, causons… Un détenu de Melun, qu’on appelait le Gros-Boiteux, m’avait dit qu’il y avait à Beaugency un ancien forçat de sa connaissance qui employait des libérés à une fabrique de blanc de céruse. Sais-tu ce que c’est que fabriquer le blanc de céruse?

– Non, mon frère.

– C’est un bien joli métier; ceux qui le font, au bout d’un mois ou deux, attrapent la colique de plomb. Sur trois coliques, il y en a un qui crève. Par exemple, faut être juste, les deux autres crèvent aussi, mais à leur aise, ils prennent leur temps, se gobergent et durent environ un an, dix-huit mois au plus. Après ça, le métier n’est pas si mal payé qu’un autre; et il y a des gens nés coiffés qui y résistent deux ou trois ans. Mais ceux-là sont les anciens, les centenaires des blanc-de-cérusiens. On en meurt, c’est vrai, mais il n’est pas fatigant.

– Et pourquoi as-tu choisi un état si dangereux qu’on en meurt, mon pauvre Fortuné?

– Qu’est-ce que tu voulais que je fasse? Quand je suis entré à Melun pour cette affaire de fausse monnaie, j’étais joueur de gobelets. Comme à la prison il n’y avait pas d’atelier pour mon état, et que je ne suis pas plus fort qu’une puce, on m’a mis à la fabrication des jouets d’enfants. C’était un fabricant de Paris qui trouvait plus avantageux de faire confectionner par les détenus ses pantins, ses trompettes de bois et ses sabres idem. Aussi c’est le cas de dire: sabre de bois! en ai-je affilé, percé et taillé pendant quinze ans, de ces jouets! Je suis sûr que j’en ai défrayé les moutards de tout un quartier de Paris… c’était surtout aux trompettes que je mordais. Et les crécelles, donc! Avec deux de ces instruments-là on aurait fait grincer les dents à tout un bataillon, je m’en vante. Mon temps de prison fini, me voilà surtout passé maître en fait de trompettes à deux sous. On me donne à choisir, pour lieu de ma résidence entre trois ou quatre bourgs, à quarante lieues de Paris; j’avais pour toute ressource mon savoir-faire en jouets d’enfants… or, en admettant que, depuis les vieillards jusqu’aux marmots, tous les habitants du bourg auraient eu la passion de faire turlututu dans mes trompettes, j’aurais eu encore bien de la peine à faire mes frais; mais je ne pouvais insinuer à toute une bourgade de trompeter du matin au soir. On m’aurait pris pour un intrigant.

– Mon Dieu, tu ris toujours.

– Cela vaut mieux que de pleurer. Finalement, voyant qu’à quarante lieues de Paris mon métier d’escamoteur ne me serait pas plus de ressource que mes trompettes, j’ai demandé la surveillance à Beaugency, voulant m’engager dans les blanc-de-cérusiens. C’est une pâtisserie qui vous donne les indigestions de miserere; mais jusqu’à ce qu’on en crève, on en vit, c’est toujours ça de gagné, et j’aimais autant cet état-là que celui de voleur; pour voler je ne suis pas assez brave ni assez fort, et c’est par pur hasard que j’ai commis la chose dont je te parlerai tout à l’heure.

– Tu aurais été brave et fort, que par idée tu n’aurais pas volé davantage.

– Ah! tu crois cela, toi?

– Oui, au fond tu n’es pas méchant; car dans cette malheureuse affaire de fausse monnaie tu as été entraîné malgré toi, presque forcé, tu le sais bien.

– Oui, ma fille; mais vois-tu, quinze ans dans une maison, ça vous culotte un homme comme mon brûle-gueule que voilà, quand même il serait entré à la geôle blanc comme une pipe neuve. En sortant de Melun, je me sentais donc trop poltron pour voler.

– Et tu avais le courage de prendre un métier mortel! Tiens, Fortuné, je te dis que tu veux te faire plus mauvais que tu ne l’es.