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Le comte et le docteur regardèrent la Louve avec surprise.

– La maison de l’île est malfamée dans le pays… cela ne m’étonne guère, dit à demi-voix le médecin à M. de Saint-Remy.

– Vous avez donc été victime de violences? demanda le comte à Martial. Ces blessures, qui vous les a faites?

– Ce n’est rien, monsieur… j’ai eu ici une dispute… une batterie s’en est suivie… et j’ai été blessé… Mais cette jeune paysanne ne peut pas rester dans la maison, ajouta-t-il d’un air sombre, je n’y reste pas moi-même… ni ma femme ni mon frère, ni ma sœur que voilà… nous allons quitter l’île pour n’y plus jamais revenir.

– Oh! quel bonheur! s’écrièrent les deux enfants.

– Alors, comment faire? dit le docteur en regardant Fleur-de-Marie. Il est impossible de songer à transporter le sujet à Paris, dans l’état de prostration où il se trouve. Mais au fait, ma maison est à deux pas, ma jardinière et sa fille seront d’excellentes gardes-malades… Puisque cette asphyxiée par submersion vous intéresse, vous surveillerez les soins qu’on lui donnera, mon cher Saint-Remy, et je viendrai la voir chaque jour.

– Et vous jouez l’homme dur, impitoyable! s’écria le comte, lorsque vous avez le cœur le plus généreux, ainsi que le prouve cette proposition…

– Si le sujet succombe, comme cela est possible, il y aura lieu à une autopsie intéressante qui me permettra de confirmer encore une fois les assertions de Goodwin.

– Ce que vous dites est affreux! s’écria le comte.

– Pour qui sait lire, le cadavre est un livre où l’on apprend à sauver la vie des malades, dit stoïquement le docteur Griffon.

– Enfin vous faites le bien, dit amèrement M. de Saint-Remy, c’est l’important. Qu’importe la cause, pourvu que le bienfait subsiste! Pauvre enfant, plus je la regarde, plus elle m’intéresse.

– Et elle le mérite, allez, monsieur, reprit la Louve avec exaltation en se rapprochant.

– Vous la connaissez? s’écria le comte.

– Si je la connais, monsieur! C’est à elle que je devrai le bonheur de ma vie; en la sauvant, je n’ai pas fait autant pour elle qu’elle a fait pour moi.

Et la Louve regarda passionnément son mari; elle ne disait plus «son homme».

– Et qui est-elle? demanda le comte.

– Un ange, monsieur, tout ce qu’il y a de meilleur au monde. Oui, et quoiqu’elle soit mise en paysanne, il n’y a pas une bourgeoise, pas une grande dame pour parler aussi bien qu’elle, avec sa petite voix douce comme de la musique. C’est une fière fille, allez, et courageuse, et bonne!

– Par quel accident est-elle donc tombée à l’eau?

– Je ne sais, monsieur.

– Ce n’est donc pas une paysanne? demanda le comte.

– Une paysanne! Regardez donc ces petites mains blanches, monsieur.

– C’est vrai, dit M. de Saint-Remy; quel singulier mystère!… Mais son nom, sa famille?

– Allons, reprit le docteur en interrompant l’entretien, il faut transporter le sujet dans le bateau.

Une demi-heure après, Fleur-de-Marie, qui n’avait pas encore repris ses sens, était amenée dans la maison du médecin, couchée dans un bon lit et maternellement surveillée par la jardinière de M. Griffon, à laquelle s’adjoignit la Louve.

Le docteur promit à M. de Saint-Remy, de plus en plus intéressé à la Goualeuse, de revenir le soir même la visiter.

Martial partit pour Paris avec François et Amandine, la Louve n’ayant pas voulu quitter Fleur-de-Marie avant de la voir hors de danger.

L’île du Ravageur resta déserte.

Nous retrouverons bientôt ses sinistres habitants chez Bras-Rouge, où ils doivent se réunir à la Chouette pour le meurtre de la courtière en diamants.

En attendant, nous conduirons le lecteur au rendez-vous que Tom, le frère de Sarah, avait donné à l’horrible mégère complice du Maître d’école.

IV Le portrait

Moitié serpent et moitié chat…

WOLFGANG, livre II

Thomas Seyton, frère de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se promenait impatiemment sur l’un des boulevards voisins de l’Observatoire, lorsqu’il vit arriver la Chouette.

L’horrible vieille était coiffée d’un bonnet blanc et enveloppée de son grand tartan rouge; la pointe d’un stylet rond comme une grosse plume et très-acéré ayant traversé le fond du large cabas de paille qu’elle portait au bras, on pouvait voir saillir l’extrémité de cette arme homicide qui avait appartenu au Maître d’école.

Thomas Seyton ne s’aperçut pas que la Chouette était armée.

– Trois heures sonnent au Luxembourg, dit la vieille. J’arrive comme mars en carême… j’espère.

– Venez, lui répondit Thomas Seyton. Et marchant devant elle il traversa quelques terrains vagues, entra dans une ruelle déserte située près de la rue Cassini, s’arrêta vers le milieu de ce passage barré par un tourniquet, ouvrit une petite porte, fit signe à la Chouette de le suivre, et, après avoir fait quelques pas avec elle dans une épaisse allée d’arbres verts, il lui dit:

– Attendez là.

Et il disparut.

– Pourvu qu’il ne me fasse pas droguer trop longtemps, dit la Chouette; il faut que je sois chez Bras-Rouge à cinq heures avec les Martial pour estourbir la courtière. À propos de ça, et mon surin [1]! Ah! le gueux! il a le nez à la fenêtre, ajouta la vieille en voyant la pointe du poignard traverser les tresses de son cabas. Voilà ce que c’est de ne lui avoir pas mis son bouchon…

Et, retirant du cabas le stylet emmanché d’une poignée de bois, elle le plaça de façon à le cacher complètement.

– C’est l’outil de Fourline, reprit-elle. Est-ce qu’il ne me le demandait pas, censé pour tuer les rats qui viennent lui faire des risettes dans sa cave?… Pauvres bêtes! plus souvent… Ils n’ont que le vieux sans yeux pour se divertir et leur tenir compagnie! C’est bien le moins qu’ils le grignotent un peu… Aussi je ne veux pas qu’il leur fasse du mal à ces ratons, et je garde le surin… D’ailleurs j’en aurai besoin tantôt pour la courtière peut-être… Trente mille francs de diamants!… Quelle part à chacun de nous! La journée sera bonne… c’est pas comme l’autre jour ce brigand de notaire que je croyais rançonner. Ah bien! oui… j’ai eu beau le menacer, s’il ne me donnait pas d’argent, de dénoncer que c’était sa bonne qui m’avait fait remettre la Goualeuse par Tournemine quand elle était toute petite, rien ne l’a effrayé. Il m’a appelé vieille menteuse et m’a mise à la porte… Bon, bon! je ferai écrire une lettre anonyme à ces gens de la ferme où était allée la Pégriotte pour leur apprendre que c’est le notaire qui l’a fait abandonner autrefois… Ils connaissent peut-être sa famille, et quand elle sortira de Saint-Lazare, ça chauffera pour ce gredin de Jacques Ferrand… Mais on vient… Tiens… c’est la petite dame pâle qui était déguisée en homme au tapis-franc de l’ogresse avec le grand de tout à l’heure, les mêmes que nous avons volés nous deux Fourline dans les décombres, près Notre-Dame, ajouta la Chouette en voyant Sarah paraître à l’extrémité de l’allée. C’est encore quelque coup à monter; ça doit être au compte de cette petite dame-là que nous avons enlevé la Goualeuse à la ferme. Si elle paie bien, pour du nouveau, ça me chausse encore.