En approchant de la Chouette, qu’elle revoyait pour la première fois depuis la scène du tapis-franc, la physionomie de Sarah exprima ce dédain, ce dégoût que ressentent les gens d’un certain monde, lorsqu’ils sont obligés d’entrer en contact avec les misérables qu’ils prennent pour instruments ou pour complices.
Thomas Seyton, qui jusqu’alors avait activement servi les criminelles machinations de sa sœur, bien qu’il les considérât comme à peu près vaines, s’était refusé de continuer ce misérable rôle, consentant néanmoins à mettre pour la première et pour la dernière fois sa sœur en rapport avec la Chouette, sans vouloir se mêler des nouveaux projets qu’elles allaient ourdir.
N’ayant pu ramener Rodolphe à elle en brisant les liens ou les affections qu’elle lui croyait chers, la comtesse espérait, nous l’avons dit, le rendre dupe d’une indigne fourberie, dont le succès pouvait réaliser le rêve de cette femme opiniâtre, ambitieuse et cruelle.
Il s’agissait de persuader à Rodolphe que la fille qu’il avait eue de Sarah n’était pas morte et de substituer une orpheline à cette enfant.
On sait que Jacques Ferrand, ayant formellement refusé d’entrer dans ce complot, malgré les menaces de Sarah, s’était résolu à faire disparaître Fleur-de-Marie, autant par crainte des révélations de la Chouette que par crainte des insistances obstinées de la comtesse. Mais celle-ci ne renonçait pas à son dessein, presque certaine de corrompre ou d’intimider le notaire, lorsqu’elle se serait assurée d’une jeune fille capable de remplir le rôle dont elle voulait la charger. Après un moment de silence, Sarah dit à la Chouette:
– Vous êtes adroite, discrète et résolue?
– Adroite comme un singe, résolue comme un dogue, muette comme une tanche, voilà la Chouette, telle que le diable l’a faite, pour vous servir, si elle en était capable… et elle l’est…, répondit allègrement la vieille. J’espère que nous vous avons fameusement empaumé la jeune campagnarde, qui est maintenant clouée à Saint-Lazare pour deux bons mois.
– Il ne s’agit plus d’elle, mais d’autre chose…
– À vos souhaits, ma petite dame! Pourvu qu’il y ait de l’argent au bout de ce que vous allez me proposer, nous serons comme les deux doigts de la main.
Sarah ne put réprimer un mouvement de dégoût.
– Vous devez connaître, reprit-elle, des gens du peuple… des gens malheureux?
– Il y a plus de ceux-là que de millionnaires… on peut choisir, Dieu merci; il y a une riche misère à Paris!
– Il faudrait me trouver une orpheline pauvre et surtout qui eût perdu ses parents étant tout enfant. Il faudrait de plus qu’elle fût d’une figure agréable, d’un caractère doux et qu’elle n’eût pas plus de dix-sept ans.
La Chouette regarda Sarah avec étonnement.
– Une telle orpheline ne doit pas être difficile à rencontrer, reprit la comtesse, il y a tant d’enfants trouvés…
– Ah çà! mais dites donc, ma petite dame, et la Goualeuse que vous oubliez?… Voilà votre affaire!
– Qu’est-ce que c’est que la Goualeuse?
– Cette jeunesse que nous avons été enlever à Bouqueval!
– Il ne s’agit plus d’elle, vous dis-je!
– Mais écoutez-moi donc, et surtout récompensez-moi du bon conseiclass="underline" vous voulez une orpheline douce comme un agneau, belle comme le jour et qui n’ait pas dix-sept ans, n’est-ce pas?
– Sans doute…
– Eh bien! prenez la Goualeuse lorsqu’elle sortira de Saint-Lazare; c’est votre lot comme si on vous l’avait faite exprès, puisqu’elle avait environ six ans quand ce gueux de Jacques Ferrand (il y a dix ans de cela) me l’a fait donner avec mille francs pour s’en débarrasser… même que c’est Tournemine, actuellement au bagne à Rochefort, qui me l’a amenée… me disant que c’était sans doute un enfant dont on voulait se débarrasser ou faire passer pour mort…
– Jacques Ferrand… dites-vous! s’écria Sarah d’une voix si altérée que la Chouette recula stupéfaite. Le notaire Jacques Ferrand…, reprit Sarah, vous a livré cette enfant… et…
Elle ne put achever.
L’émotion était trop violente; ses deux mains, tendues vers la Chouette, tremblaient convulsivement; la surprise, la joie bouleversaient ses traits.
– Mais je ne sais pas ce qui vous allume comme ça, ma petite dame, reprit la vieille. C’est pourtant bien simple… Il y a dix ans… Tournemine, une vieille connaissance, m’a dit: «Veux-tu te charger d’une petite fille qu’on veut faire disparaître? Qu’elle crève ou qu’elle vive, c’est égal; il y a mille francs à gagner; tu feras de l’enfant ce que tu voudras…»
– Il y a dix ans!… s’écria Sarah.
– Dix ans…
– Une petite fille blonde?
– Une petite fille blonde…
– Avec des yeux bleus?
– Avec des yeux bleus, bleus comme des bluets.
– Et c’est elle… qu’à la ferme…
– Nous avons emballée pour Saint-Lazare… Faut dire que je ne m’attendais guère à la retrouver à la campagne… cette Pégriotte.
– Oh! mon Dieu! Mon Dieu! s’écria Sarah en tombant à genoux, en levant les mains et les yeux au ciel, vos vues sont impénétrables… Je me prosterne devant votre providence. Oh! si un tel bonheur était possible… mais non, je ne puis encore le croire… ce serait trop beau… non!…
Puis, se relevant brusquement, elle dit à la Chouette, qui la regardait tout interdite:
– Venez…
Et Sarah marcha devant la vieille à pas précipités.
Au bout de l’allée, elle monta quelques marches conduisant à la porte vitrée d’un cabinet de travail somptueusement meublé.
Au moment où la Chouette allait y entrer, Sarah lui fit signe de demeurer en dehors.
Puis la comtesse sonna violemment.
Un domestique parut.
– Je n’y suis pour personne… et que personne n’entre ici… entendez-vous?… absolument personne…
Le domestique sortit.
Sarah, pour plus de sûreté, alla pousser un verrou. La Chouette avait entendu la recommandation faite au domestique et vu Sarah fermer le verrou. La comtesse, se retournant, lui dit:
– Entrez vite… et fermez la porte.
La Chouette entra.
Ouvrant à la hâte un secrétaire, Sarah y prit un coffret d’ébène qu’elle apporta sur un bureau situé au milieu de la chambre et fit signe à la Chouette de venir près d’elle.
Le coffret contenait plusieurs fonds d’écrins superposés les uns sur les autres et renfermant de magnifiques pierreries.
Sarah était si pressée d’arriver au fond du coffret qu’elle jetait précipitamment sur la table ces casiers splendidement garnis de colliers, de bracelets, de diadèmes, où les rubis, les émeraudes, et les diamants chatoyaient de mille feux.
La Chouette fut éblouie…
Elle était armée, elle était seule, enfermée avec la comtesse; la fuite lui était facile, assurée…
Une idée infernale traversa l’esprit de ce monstre.