À ce moment le gardien rentra brusquement dans la chambre.
– Monsieur Germain, venez vite, vite chez M. le directeur… il veut vous parler à l’instant même. Et vous, Chourineur, mon garçon, descendez à la Fosse-aux -lions… Vous serez prévôt, si cela vous convient; car vous avez tout ce qu’il faut pour remplir ces fonctions… et les détenus ne badineront pas avec un gaillard de votre espèce.
– Ça me va tout de même… autant être capitaine que soldat pendant qu’on y est.
– Refuserez-vous encore ma main? dit cordialement Germain au Chourineur.
– Ma foi non… monsieur Germain, ma foi non; je crois que maintenant je peux me permettre ce plaisir-là, et je vous la serre de bon cœur.
– Nous nous reverrons… car me voici sous votre protection… je n’aurai plus rien à craindre, et de ma cellule je descendrai chaque jour au préau.
– Soyez calme: si je le veux, on ne vous parlera qu’à quatre pattes. Mais j’y songe, vous savez écrire… mettez sur le papier ce que je viens de vous raconter, et envoyez l’histoire à M. Rodolphe; il saura qu’il n’a plus à être inquiet de vous, et que je suis ici pour le bon motif, car s’il apprenait autrement que le Chourineur a volé et qu’il ne connaisse pas le dessous des cartes… tonnerre!… ça ne m’irait pas…
– Soyez tranquille… ce soir même je vais écrire à mon protecteur inconnu; demain vous me donnerez son adresse et la lettre partira. Adieu encore, merci, mon brave!
– Adieu, monsieur Germain; je vas retourner auprès de ces tas de gueux… dont je suis prévôt… il faudra bien qu’ils marchent droit, ou sinon, gare dessous!…
– Quand je songe qu’à cause de moi vous allez vivre quelque temps encore avec ces misérables…
– Qu’est-ce que ça me fait? Maintenant il n’y a pas de risque qu’ils déteignent sur moi… M. Rodolphe m’a trop bien lessivé; je suis assuré contre l’incendie.
Et le Chourineur suivit le gardien.
Germain entra chez le directeur.
Quelle fut sa surprise!… Il y trouva Rigolette…
Rigolette pâle, émue, les yeux baignés de larmes, et pourtant souriant à travers ses pleurs… Sa physionomie exprimait un ressentiment de joie, de bonheur inexprimable.
– J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, monsieur, dit le directeur à Germain. La justice vient de déclarer qu’il n’y avait pas lieu à suivre contre vous. Par suite du désistement et surtout des explications de la partie civile, je reçois l’ordre de vous mettre immédiatement en liberté.
– Monsieur… que dites-vous? Il serait possible!
Rigolette voulut parler; sa trop vive émotion l’en empêcha; elle ne put que faire à Germain un signe de tête affirmatif en joignant les mains.
– Mademoiselle est arrivée ici peu de moments après que j’ai reçu l’ordre de vous mettre en liberté, ajouta le directeur. Une lettre de toute-puissante recommandation, qu’elle m’apportait, m’a appris le touchant dévouement qu’elle vous a témoigné pendant votre séjour en prison, monsieur. C’est donc avec un vif plaisir que je vous ai envoyé chercher, certain que vous serez très-heureux de donner votre bras à mademoiselle pour sortir d’ici!
– Un rêve!… non, c’est un rêve! dit Germain. Ah! monsieur… que de bontés!… Pardonnez-moi si la surprise… la joie… m’empêchent de vous remercier comme je le devrais…
– Et moi donc, monsieur Germain, je ne trouve pas un mot à dire, reprit Rigolette; jugez de mon bonheur: en vous quittant, je trouve l’ami de M. Rodolphe qui m’attendait.
– Encore M. Rodolphe! dit Germain étonné.
– Oui, maintenant on peut tout vous dire, vous saurez cela; M. Murph me dit donc: «Germain est libre, voilà une lettre pour M. le directeur de la prison; quand vous arriverez, il aura reçu l’ordre de mettre Germain en liberté et vous pourrez l’emmener.» Je ne pouvais croire ce que j’entendais et pourtant c’était vrai. Vite, vite, je prends un fiacre… j’arrive… et il est en bas qui nous attend.
Nous renonçons à peindre le ravissement des deux amants lorsqu’ils sortirent de la Force, la soirée qu’ils passèrent dans la petite chambre de Rigolette, que Germain quitta à onze heures pour gagner un modeste logement garni.
Résumons en peu de mots les idées pratiques ou théoriques que nous avons tâché de mettre en relief dans cet épisode de la vie de prison.
Nous nous estimerions très-heureux d’avoir démontré:
L’insuffisance, l’impuissance et le danger de la réclusion en commun…
Les disproportions qui existent entre l’appréciation et la punition de certains crimes (le vol domestique, le vol avec effraction) et celle de certains délits (les abus de confiance)…
Et enfin l’impossibilité matérielle où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice des lois civiles [41].
XIII Punition
Nous conduirons de nouveau le lecteur dans l’étude du notaire Jacques Ferrand.
Grâce à la loquacité habituelle des clercs, presque incessamment occupés des bizarreries croissantes de leur patron, nous exposerons ainsi les faits accomplis depuis la disparition de Cecily.
– Cent sous contre dix que, si son dépérissement continue, avant un mois le patron aura crevé comme un mousquet?
– Le fait est que, depuis que la servante qui avait l’air d’une Alsacienne a quitté la maison, il n’a plus que la peau sur les os.
– Et quelle peau!
– Ah çà! il était donc amoureux de l’Alsacienne, alors, puisque c’est depuis son départ qu’il se racornit ainsi?
– Lui! le patron, amoureux? Quelle farce!!!
– Au contraire, il se remet à voir des prêtres plus que jamais!
– Sans compter que le curé de la paroisse, un homme bien respectable, il faut être juste, s’en est allé (je l’ai entendu), en disant à un autre prêtre qui l’accompagnait: «C’est admirable!… M. Jacques Ferrand est l’idéal de la charité et de la générosité sur la terre…»
– Le curé a dit ça? De lui-même? Et sans effort?
– Quoi?
– Que le patron était l’idéal de la charité et de la générosité sur la terre?…
– Oui, je l’ai entendu…
– Alors je n’y comprends plus rien; le curé a la réputation, et il la mérite, d’être ce qu’on appelle un vrai bon pasteur…
– Oh! ça, c’est vrai, et de celui-là faut parler sérieusement et avec respect! Il est aussi bon et aussi charitable que le Petit-Manteau-Bleu [42], et quand on dit ça d’un homme, il est jugé.
– Et ça n’est pas peu dire.
– Non. Pour le Petit-Manteau-Bleu comme pour le bon prêtre, les pauvres n’ont qu’un cri… et un brave cri du cœur.
– Alors j’en reviens à mon idée. Quand le curé affirme quelque chose, il faut le croire, vu qu’il est incapable de mentir; et pourtant, croire d’après lui que le patron est charitable et généreux… ça me gêne dans les entournures de ma croyance.
– Oh! que c’est joli, Chalamel! Oh! que c’est joli!…