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– Moi, je ne trouve pas cela drôle, mais juste; vous vous le rappelez, je disais toujours: «Germain est incapable de voler.»

– C’est néanmoins très-ennuyeux pour lui d’avoir été arrêté et emprisonné comme voleur.

– Moi, à sa place, je demanderais des dommages et intérêts à M. Ferrand.

– Au fait, il aurait dû au moins le reprendre comme caissier, afin de prouver que Germain n’était pas coupable.

– Oui, mais Germain n’aurait peut-être pas voulu.

– Est-il toujours à cette campagne où il est allé en sortant de prison, et d’où il nous a écrit pour nous annoncer le désistement de M. Ferrand?

– Probablement, car hier je suis allé à l’adresse qu’il nous avait donnée; on m’a dit qu’il était encore à la campagne, et qu’on pouvait lui écrire à Bouqueval, par Écouen, chez Mme Georges, fermière.

– Ah! messieurs, une voiture! dit Chalamel en se penchant vers la fenêtre. Dame! ce n’est pas un fringant équipage comme celui de ce fameux vicomte. Vous rappelez-vous ce flambant Saint-Remy, avec son chasseur chamarré d’argent et son gros cocher à perruque blanche? Cette fois, c’est tout bonnement un sapin, une citadine.

– Et qui en descend?

– Attendez donc!… Ah! une robe noire!

– Une femme! Une femme!… Oh! voyons voir!

– Dieu! que ce saute-ruisseau est indécemment charnel pour son âge! Il ne pense qu’aux femmes; il faudra finir par l’enchaîner, ou il enlèvera des Sabines en pleine rue; car, comme dit le Cygne de Cambrai dans son Traité d’éducation pour le Dauphin:

Défiez-vous du saute-ruisseau,

Au beau sexe il donne l’assaut.

– Je demande la tête de Chalamel!

– Dame!… monsieur Chalamel, vous dites une robe noire… moi je croyais…

– C’est M. le curé, imbécile!… Que ça te serve d’exemple!

– Le curé de la paroisse? Le bon pasteur?

– Lui-même, messieurs.

– Voilà un digne homme!

– Ce n’est pas un jésuite, celui-là!

– Je le crois bien, et, si tous les prêtres lui ressemblaient, il n’y aurait que des gens dévots.

– Silence! on tourne le bouton de la porte.

– À vous! À vous!… C’est lui!

Et tous les clercs, se courbant sur leurs pupitres, se mirent à griffonner avec une ardeur apparente, faisant bruyamment crier leurs plumes sur le papier.

La pâle figure de ce prêtre était à la fois douce et grave, intelligente et vénérable; son regard rempli de mansuétude et de sérénité.

Une petite calotte noire cachait sa tonsure; ses cheveux gris, assez longs, flottaient sur le collet de sa redingote marron.

Hâtons-nous d’ajouter que, grâce à une confiance des plus candides, cet excellent prêtre avait toujours été et était encore dupe de l’habile et profonde hypocrisie de Jacques Ferrand.

– Votre digne patron est-il dans son cabinet, mes enfants? demanda le curé.

– Oui, monsieur l’abbé, dit Chalamel en se levant respectueusement. Et il ouvrit au prêtre la porte d’une chambre voisine de l’étude.

Entendant parler avec une certaine véhémence dans le cabinet de Jacques Ferrand, l’abbé, ne voulant pas écouter malgré lui, marcha rapidement vers la porte et y frappa.

– Entrez! dit une voix avec un accent italien assez prononcé.

Le prêtre se trouva en face de Polidori et de Jacques Ferrand.

Les clercs du notaire ne semblaient pas s’être trompés en assignant un terme prochain à la mort de leur patron.

Depuis la fuite de Cecily, le notaire était devenu presque méconnaissable.

Quoique son visage fût d’une maigreur effrayante, d’une lividité cadavéreuse, une rougeur fébrile colorait ses pommettes saillantes; un tremblement nerveux, interrompu çà et là par quelques soubresauts convulsifs, l’agitait presque continuellement; ses mains décharnées étaient sales et brûlantes; ses larges lunettes vertes cachaient ses yeux injectés de sang, qui brillaient du sombre feu d’une fièvre dévorante; en un mot, ce masque sinistre trahissait les ravages d’une consomption sourde et incessante.

La physionomie de Polidori contrastait avec celle du notaire; rien de plus amèrement, de plus froidement ironique que l’expression des traits de cet autre scélérat; une forêt de cheveux d’un roux ardent, mélangés de quelques mèches argentées, couronnait son front blême et ridé; ses yeux pénétrants, transparents et verts comme l’aigue-marine, étaient très-rapprochés de son nez crochu; sa bouche, aux lèvres minces, rentrées, exprimait le sarcasme et la méchanceté. Polidori, complètement vêtu de noir, était assis auprès du bureau de Jacques Ferrand.

À la vue du prêtre, tous deux se levèrent.

– Eh bien! comment allez-vous, mon digne monsieur Ferrand? dit l’abbé avec sollicitude, vous trouvez-vous un peu mieux?

– Je suis toujours dans le même état, monsieur l’abbé; la fièvre ne me quitte pas, répondit le notaire; les insomnies me tuent! Que la volonté de Dieu soit faite!

– Voyez, monsieur l’abbé, ajouta Polidori avec componction; quelle pieuse résignation! Mon pauvre ami est toujours le même; il ne trouve quelque adoucissement à ses maux que dans le bien qu’il fait!

– Je ne mérite pas ces louanges, veuillez m’en dispenser, dit sèchement le notaire en dissimulant à peine un ressentiment de colère et de haine contraintes. Au Seigneur seul appartient l’appréciation du bien et du mal; je ne suis qu’un misérable pécheur…

– Nous sommes tous pécheurs, reprit doucement l’abbé; mais nous n’avons pas tous la charité qui vous distingue, mon respectable ami. Bien rares ceux qui, comme vous, se détachent assez des biens terrestres pour songer à les employer de leur vivant d’une façon si chrétienne… Persistez-vous toujours à vous défaire de votre charge, afin de vous livrer plus entièrement aux pratiques de la religion?

– Depuis avant-hier ma charge est vendue, monsieur l’abbé; quelques concessions m’ont permis d’en réaliser, chose bien rare, le prix comptant; cette somme, ajoutée à d’autres, me servira à fonder l’institution dont je vous ai parlé, et dont j’ai définitivement arrêté le plan que je vais vous soumettre…

– Ah! mon digne ami! dit l’abbé avec une profonde et sainte admiration; faire tant de bien… si simplement… et, je puis le dire, si naturellement!… Je vous le répète, les gens comme vous sont rares, il n’y a pas assez de bénédictions pour eux.

– C’est que bien peu de personnes réunissent, comme Jacques, la richesse à la piété, l’intelligence à la charité, dit Polidori avec un sourire ironique qui échappa au bon abbé.

À ce nouvel et sarcastique éloge, la main du notaire se crispa involontairement; il lança, sous ses lunettes, un regard de rage infernale à Polidori.

– Vous voyez, monsieur l’abbé, se hâta de dire l’ami intime de Jacques Ferrand; toujours ses soubresauts nerveux, et il ne veut rien faire. Il me désole… il est son propre bourreau… Oui, j’aurai le courage de le dire devant M. l’abbé, tu es ton propre bourreau, mon pauvre ami!