À ces mots de Polidori, le notaire tressaillit encore convulsivement, mais il se calma.
Un homme moins naïf que l’abbé eût remarqué pendant cet entretien, et surtout pendant celui qui va suivre, l’accent contraint et courroucé de Jacques Ferrand; car il est inutile de dire qu’une volonté supérieure à la sienne, que la volonté de Rodolphe, en un mot, imposait à cet homme des paroles et des actes diamétralement opposés à son véritable caractère.
Aussi, quelquefois poussé à bout, le notaire paraissait hésiter à obéir à cette toute-puissante et invisible autorité, mais un regard de Polidori mettait un terme à cette indécision; alors, concentrant avec un soupir de fureur les plus violents ressentiments, Jacques Ferrand subissait le joug qu’il ne pouvait briser.
– Hélas! monsieur l’abbé, reprit Polidori, qui semblait prendre à tâche de torturer son complice, comme on dit vulgairement, à coups d’épingles, mon pauvre ami néglige trop sa santé… Dites-lui donc, avec moi, qu’il se soigne, sinon pour lui, pour ses amis, du moins pour les malheureux dont il est l’espoir et le soutien…
– Assez!… Assez!… murmura le notaire d’une voix sourde.
– Non, ce n’est pas assez, dit le prêtre avec émotion; on ne saurait trop vous répéter que vous ne vous appartenez pas, et qu’il est mal de négliger ainsi votre santé. Depuis dix ans que je vous connais, je ne vous ai jamais vu malade; mais depuis un mois environ vous n’êtes plus reconnaissable. Je suis d’autant plus frappé de l’altération de vos traits que j’étais resté quelque temps sans vous voir. Aussi, lors de notre première entrevue, je n’ai pu vous cacher ma surprise; mais le changement que je remarque en vous depuis plusieurs jours est bien plus grave: vous dépérissez à vue d’œil, vous nous inquiétez sérieusement… Je vous en conjure, mon digne ami, songez à votre santé…
– Je vous suis on ne peut plus reconnaissant de votre intérêt, monsieur l’abbé; mais je vous assure que ma position n’est pas aussi alarmante que vous le croyez.
– Puisque tu t’opiniâtres ainsi, reprit Polidori, je vais tout dire à M. l’abbé, moi: il t’aime, il t’estime, il t’honore beaucoup; que sera-ce donc lorsqu’il saura tes nouveaux mérites? Lorsqu’il saura la véritable cause de ton dépérissement?
– Qu’est-ce encore? dit l’abbé.
– Monsieur l’abbé, dit le notaire avec impatience, je vous ai prié de vouloir bien venir me visiter pour vous communiquer des projets d’une haute importance, et non pour m’entendre ridiculement louanger par mon ami.
– Tu sais, Jacques, que de moi il faut te résigner à tout entendre, dit Polidori en regardant fixement le notaire.
Celui-ci baissa les yeux et se tut.
Polidori continua:
– Vous avez peut-être remarqué, monsieur l’abbé, que les premiers symptômes de la maladie nerveuse de Jacques ont eu lieu peu de temps après l’abominable scandale que Louise Morel a causé dans cette maison.
Le notaire frissonna.
– Vous savez donc le crime de cette malheureuse fille, monsieur? demanda le prêtre étonné. Je ne vous croyais arrivé à Paris que depuis peu de jours?
– Sans doute, monsieur l’abbé; mais Jacques m’a tout raconté, comme à son ami, comme à son médecin; car il attribue presque à l’indignation que lui a fait éprouver le crime de Louise l’ébranlement nerveux dont il se ressent aujourd’hui… Ce n’est rien encore, mon pauvre ami devait, hélas! endurer de nouveaux coups, qui ont, vous le voyez, altéré sa santé… Une vieille servante, qui depuis bien des années lui était attachée par les sentiments de la reconnaissance…
– Mme Séraphin? dit le curé en interrompant Polidori, j’ai su la mort de cette infortunée, noyée par une malheureuse imprudence, et je comprends le chagrin de M. Ferrand; on n’oublie pas ainsi dix ans de loyaux services… de tels regrets honorent autant le maître que le serviteur.
– Monsieur l’abbé, dit le notaire, je vous en supplie, ne parlez pas de mes vertus… vous me rendez confus… cela m’est pénible.
– Et qui en parlera donc? Sera-ce toi? reprit affectueusement Polidori; mais vous allez avoir à le louer bien davantage, monsieur l’abbé: vous ignorez peut-être quelle est la servante qui a remplacé, chez Jacques, Louise Morel et Mme Séraphin? Vous ignorez enfin ce qu’il a fait pour cette pauvre Cecily… car cette nouvelle servante s’appelait Cecily, monsieur l’abbé.
Le notaire, malgré lui, fit un bond sur son siège; ses yeux flamboyèrent sous ses lunettes; une rougeur brûlante empourpra ses traits livides.
– Tais-toi… Tais-toi… s’écria-t-il en se levant à demi. Pas un mot de plus, je te le défends…
– Allons, allons, calmez-vous, dit l’abbé en souriant avec mansuétude, quelque généreuse action à révéler encore?… Quant à moi, j’approuve fort l’indiscrétion de votre ami… Je ne connais pas, en effet, cette servante, car c’est justement peu de jours après son entrée chez notre digne M. Ferrand, qu’accablé d’occupations il a été obligé, à mon grand regret, d’interrompre momentanément nos relations.
– C’était pour vous cacher la nouvelle bonne œuvre qu’il méditait, monsieur l’abbé; aussi, quoique sa modestie se révolte, il faudra bien qu’il m’entende, et vous allez tout savoir, reprit Polidori en souriant.
Jacques Ferrand se tut, s’accouda sur son bureau et cacha son front dans ses mains.
XIV La banque des pauvres
– Imaginez-vous donc, monsieur l’abbé, reprit Polidori en s’adressant au curé, mais en accentuant, pour ainsi dire, chaque phrase par un coup d’œil ironique jeté à Jacques Ferrand, imaginez-vous que mon ami trouva dans sa nouvelle servante, qui, je vous l’ai déjà dit, s’appelait Cecily, les meilleures qualités… une grande modestie… une douceur angélique… et surtout beaucoup de piété. Ce n’est pas tout. Jacques, vous le savez, doit à sa longue pratique des affaires une pénétration extrême; il s’aperçut bientôt que cette jeune femme, car elle était jeune et fort jolie, monsieur l’abbé, que cette jeune et jolie femme n’était pas faite pour l’état de servante, et qu’à des principes… vertueusement austères… elle joignait une instruction solide et des connaissances… très-variées.
– En effet, ceci est étrange, dit l’abbé fort intéressé. J’ignorais complètement ces circonstances… Mais qu’avez-vous, mon bon monsieur Ferrand? vous semblez plus souffrant…
– En effet, dit le notaire en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front, car la contrainte qu’il s’imposait était atroce, j’ai un peu de migraine… mais cela passera.
Polidori haussa les épaules en souriant.
– Remarquez, monsieur l’abbé, ajouta-t-il, que Jacques est toujours ainsi lorsqu’il s’agit de dévoiler quelqu’une de ses charités cachées; il est si hypocrite au sujet du bien qu’il fait! Heureusement me voici: justice éclatante lui sera rendue. Revenons à Cecily. À son tour, elle eut bientôt deviné l’excellence du cœur de Jacques; et, lorsque celui-ci l’interrogea sur le passé, elle lui avoua naïvement qu’étrangère, sans ressources et réduite, par l’inconduite de son mari, à la plus humble des conditions, elle avait regardé comme un coup du ciel de pouvoir entrer dans la sainte maison d’un homme aussi vénérable que M. Ferrand. À la vue de tant de malheur, de résignation, de vertu, Jacques n’hésita pas; il écrivit au pays de cette infortunée pour avoir sur elle quelques renseignements, ils furent parfaits et confirmèrent la réalité de tout ce qu’elle avait raconté à notre ami; alors, sûr de placer justement son bienfait, Jacques bénit Cecily comme un père, la renvoya dans son pays avec une somme d’argent qui lui permettait d’attendre des jours meilleurs et l’occasion de trouver une condition convenable. Je n’ajouterai pas un mot de louange pour Jacques: les faits sont plus éloquents que mes paroles.