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– Non, non, répondit Polidori en jetant au notaire un regard dont celui-ci comprit la signification sarcastique. Je me fais un vrai plaisir de t’entendre exprimer toi-même les nobles sentiments qui t’ont guidé dans cette fondation philanthropique.

– Soit, je lirai, dit brusquement le notaire en prenant un papier sur son bureau.

Polidori, depuis longtemps complice de Jacques Ferrand, connaissait les crimes et les secrètes pensées de ce misérable; aussi ne put-il retenir un sourire cruel en le voyant forcé de lire cette note dictée par Rodolphe.

On le voit, le prince se montrait d’une logique inexorable dans la punition qu’il infligeait au notaire.

Luxurieux… il le torturait par la luxure.

Cupide… par la cupidité.

Hypocrite… par l’hypocrisie.

Car si Rodolphe avait choisi le prêtre vénérable, dont il est question pour être l’agent des restitutions et de l’expiation imposées à Jacques Ferrand, c’est qu’il voulait doublement punir celui-ci d’avoir, par sa détestable hypocrisie, surpris la naïve estime et l’affection candide du bon abbé.

N’était-ce pas, en effet, une grande punition pour ce hideux imposteur, pour ce criminel endurci, que d’être contraint de pratiquer enfin les vertus chrétiennes qu’il avait si souvent simulées, et cette fois de mériter, en frémissant d’une rage impuissante, les justes éloges d’un prêtre respectable dont il avait jusqu’alors fait sa dupe!

Jacques Ferrand lut donc la note suivante avec les ressentiments cachés qu’on peut lui supposer.

ÉTABLISSEMENT DE LA BANQUE DES TRAVAILLEURS SANS OUVRAGE

«Aimons-nous les uns les autres, a dit le Christ.

«Ces divines paroles contiennent le germe de tous devoirs, de toutes vertus, de toutes charités.

«Elles ont inspiré l’humble fondateur de cette institution.

«Au Christ seul appartient le bien qu’il aura fait.

«Limité quant aux moyens d’action, le fondateur a voulu du moins faire participer le plus grand nombre possible de ses frères aux secours qu’il leur offre.

«Il s’adresse d’abord aux ouvriers honnêtes, laborieux et chargés de famille, que le manque de travail réduit souvent à de cruelles extrémités.

«Ce n’est pas une aumône dégradante qu’il fait à ses frères, c’est un prêt gratuit qu’il leur offre.

«Puisse ce prêt, comme il l’espère, les empêcher souvent de grever indéfiniment leur avenir par ces emprunts écrasants qu’ils sont forcés de contracter afin d’attendre le retour du travail, leur seule ressource, et de soutenir la famille dont ils sont l’unique appui!

«Pour garantie de ce prêt, il ne demande à ses frères qu’un engagement d’honneur et une solidarité de parole jurée.

«Il affecte un revenu annuel de douze mille francs à faire, la première année, jusqu’à la concurrence de cette somme des prêts-secours, de vingt à quarante francs, sans intérêts, en faveur des ouvriers mariés et sans ouvrage, domiciliés dans le VIIe arrondissement.

«On a choisi ce quartier comme étant l’un de ceux où la classe ouvrière est la plus nombreuse.

«Ces prêts ne seront accordés qu’aux ouvriers ou ouvrières porteurs d’un certificat de bonne conduite, délivré par leur dernier patron, qui indiquera la cause et la date de la suspension du travail.

«Ces prêts seront remboursables mensuellement par sixièmes ou par douzièmes, au choix de l’emprunteur, à partir du jour où il aura retrouvé de l’emploi.

«Il souscrira un simple engagement d’honneur de rembourser le prêt aux époques fixées.

«À cet engagement adhéreront, comme garants, deux de ses camarades, afin de développer et d’étendre, par la solidarité, la religion de la promesse jurée [43].

«L’ouvrier qui ne rembourserait pas la somme empruntée par lui ne pourrait, ainsi que ses deux garants, prétendre désormais à un nouveau prêt; car il aurait forfait à un engagement sacré, et surtout privé successivement plusieurs de ses frères de l’avantage dont il a joui, la somme qu’il ne rendrait pas étant perdue pour la Banque des pauvres.

«Ces sommes prêtées étant, au contraire, scrupuleusement remboursées, les prêts-secours augmenteront d’année en année de nombre et de quotité, et un jour il sera possible de faire participer d’autres arrondissements aux mêmes bienfaits.

«Ne pas dégrader l’homme par l’aumône…

«Ne pas encourager la paresse par un don stérile…

«Exalter les sentiments d’honneur et de probité naturels aux classes laborieuses…

«Venir fraternellement en aide au travailleur qui, vivant déjà difficilement au jour le jour, grâce à l’insuffisance des salaires, ne peut, quand vient le chômage, suspendre ses besoins ni ceux de sa famille parce qu’on suspend ses travaux…

«Telles sont les pensées qui ont présidé à cette institution [44].

«Que celui qui a dit: Aimons-nous les uns les autres en soit seul glorifié.

– Ah! monsieur, s’écria l’abbé avec une religieuse admiration, quelle idée charitable! Combien je comprends votre émotion en lisant ces lignes d’une si touchante simplicité!

En effet, en achevant cette lecture, la voix de Jacques Ferrand était altérée; sa patience et son courage étaient à bout; mais, surveillé par Polidori, il n’osait, il ne pouvait enfreindre les moindres ordres de Rodolphe.

Que l’on juge de la rage du notaire, forcé de disposer si libéralement, si charitablement de sa fortune en faveur d’une classe qu’il avait impitoyablement poursuivie dans la personne de Morel le lapidaire.

– N’est-ce pas, monsieur l’abbé, que l’idée de Jacques est excellente? reprit Polidori.

– Ah! monsieur, moi qui connais toutes les misères, je suis plus à même que personne de comprendre de quelle importance peut être, pour de pauvres et honnêtes ouvriers sans travail, ce prêt, qui semblerait bien modique aux heureux du monde… Hélas! que de bien ils feraient s’ils savaient qu’avec une somme si minime qu’elle défraierait à peine le moindre de leurs fastueux caprices… qu’avec trente ou quarante francs qui leur seraient scrupuleusement rendus, mais sans intérêt… ils pourraient souvent sauver l’avenir, quelquefois l’honneur d’une famille que le manque d’ouvrage met aux prises avec les effrayantes obsessions de la misère et du besoin! L’indigence sans travail ne trouve jamais de crédit, ou, si l’on consent à lui prêter de petites sommes sans nantissement, c’est au prix d’intérêts usuraires monstrueux; elle empruntera trente sous pour huit jours, et il faudra qu’elle en rende quarante, et encore ces prêts modiques sont rares et difficiles. Les prêts du mont-de-piété eux-mêmes coûtent, dans certaines circonstances, près de trois cents pour cent [45]. L’artisan sans travail y dépose souvent pour quarante sous l’unique couverture qui, dans les nuits d’hiver, défend lui et les siens de la rigueur du froid… Mais, ajouta l’abbé avec enthousiasme, un prêt de trente à quarante francs sans intérêt, et remboursable par douzièmes quand l’ouvrage revient… mais pour d’honnêtes ouvriers, c’est le salut, c’est l’espérance, c’est la vie!… Et avec quelle fidélité ils s’acquitteront! Ah! monsieur, ce n’est pas là que vous trouverez des faillites… C’est une dette sacrée que celle que l’on a contractée pour donner du pain à sa femme et à ses enfants!