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– Combien les éloges de M. l’abbé doivent t’être précieux, Jacques! dit Polidori, et combien il va t’en adresser encore… pour ta fondation du mont-de-piété gratuit!

– Comment?

– Certainement, monsieur l’abbé; Jacques n’a pas oublié cette question, qui est pour ainsi dire une annexe de sa Banque des pauvres.

– Il serait vrai! s’écria le prêtre en joignant les mains avec admiration.

– Continue, Jacques, dit Polidori.

Le notaire continua d’une voix rapide; car cette scène lui était odieuse.

«Les prêts-secours ont pour but de remédier à l’un des plus graves accidents de la vie ouvrière, l’interruption du travail. Ils ne seront donc absolument accordés qu’aux artisans qui manqueront d’ouvrage.

«Mais il reste à prévoir d’autres cruels embarras qui atteignent même le travailleur occupé.

«Souvent un chômage d’un ou deux jours nécessité quelquefois par la fatigue, par les soins à donner à une femme ou à un enfant malade, par un déménagement forcé, prive l’ouvrier de sa ressource quotidienne… Alors il a recours au mont-de-piété, dont l’argent est à un taux énorme, ou à des prêteurs clandestins, qui prêtent à des intérêts monstrueux.

«Voulant, autant que possible, alléger le fardeau de ses frères, le fondateur de la Banque des pauvres affecte un revenu de vingt-cinq mille francs par an à des prêts sur gages qui ne pourrait s’élever au delà de dix francs pour chaque prêt.

«Les emprunteurs ne payeront ni frais ni intérêts, mais ils devront prouver qu’ils exercent une profession honorable et fournir une déclaration de leurs patrons, qui justifiera de leur moralité.

«Au bout de deux années, on vendra sans frais les effets qui n’auront pas été dégagés; le montant provenant du surplus de cette vente sera placé à cinq pour cent d’intérêts au profit de l’engagiste.

«Au bout de cinq ans, s’il n’a pas réclamé cette somme, elle sera acquise à la Banque des pauvres et, jointe aux rentrées successives, elle permettra d’augmenter successivement le nombre des prêts [46].

«L’administration et le bureau des prêts de la Banque des pauvres seront placés rue du Temple, n° 17, dans une maison achetée à cet effet au sein de ce quartier populeux. Un revenu de dix mille francs sera affecté aux frais et à l’administration de la Banque des pauvres, dont le directeur à vie sera…

Polidori interrompit le notaire et dit au prêtre:

– Vous allez voir, monsieur l’abbé, par le choix du directeur de cette administration, si Jacques sait réparer le mal qu’il a fait involontairement. Vous savez que, par une erreur qu’il déplore, il avait faussement accusé son caissier du détournement d’une somme qui s’est ensuite retrouvée.

– Sans doute…

– Eh bien! c’est à cet honnête garçon, nommé François Germain, que Jacques accorde la direction à vie de cette banque, avec des appointements de quatre mille francs. N’est-ce pas admirable… monsieur l’abbé?

– Rien ne m’étonne plus maintenant, ou plutôt rien ne m’a étonné jusqu’ici, dit le prêtre… La fervente piété, les vertus de notre digne ami devaient tôt ou tard avoir un résultat pareil. Consacrer toute sa fortune à une si belle institution, ah! c’est admirable!

– Plus d’un million, monsieur l’abbé! dit Polidori, plus d’un million amassé à force d’ordre, d’économie et de probité!… Et il y avait pourtant des misérables capables d’accuser Jacques d’avarice!… Comment, disaient-ils, son étude lui rapporte cinquante ou soixante mille francs par an, et il vit de privations!

– À ceux-là, reprit l’abbé avec enthousiasme, je répondrais: «Pendant quinze ans il a vécu comme un indigent… afin de pouvoir un jour magnifiquement soulager les indigents.»

– Mais sois donc au moins fier et joyeux du bien que tu fais! s’écria Polidori en s’adressant à Jacques Ferrand qui, sombre, abattu, le regard fixe, semblait absorbé dans une méditation profonde.

– Hélas! dit tristement l’abbé, ce n’est pas dans ce monde que l’on reçoit la récompense de tant de vertus, on a une ambition plus haute…

– Jacques, dit Polidori en touchant légèrement l’épaule du notaire, finis donc ta lecture.

Le notaire tressaillit, passa sa main sur son front, puis, s’adressant au prêtre, il lui dit:

– Pardon, monsieur l’abbé, mais je songeais… je songeais à l’immense extension que pourra prendre cette Banque des pauvres par la seule accumulation des revenus, si les prêts de chaque année, régulièrement remboursés, ne les entamaient pas. Au bout de quatre ans, elle pourrait déjà faire pour environ cinquante mille écus de prêts gratuits ou sur gages. C’est énorme… énorme… et je m’en félicite, ajouta-t-il en songeant, avec une rage cachée, à la valeur du sacrifice qu’on lui imposait. Il reprit: j’en étais, je crois…

– À la nomination de François Germain pour directeur de la société, dit Polidori.

Jacques Ferrand continua:

«Un revenu de dix mille francs sera affecté aux frais et à l’administration de la Banque des travailleurs sans ouvrage, dont le directeur à vie sera François Germain, et dont le gardien sera le portier actuel de la maison, nommé Pipelet.

«M. l’abbé Dumont, auquel les fonds nécessaires à la fondation de l’œuvre seront remis, instituera un conseil supérieur de surveillance, composé du maire et du juge de paix de l’arrondissement, qui s’adjoindront les personnes qu’ils jugeront utiles au patronage et à l’extension de la Banque des pauvres; car le fondateur s’estimerait mille fois payé du peu qu’il fait, si quelques personnes charitables concouraient à son œuvre.

«On annoncera l’ouverture de cette banque par tous les moyens de publicité possibles.

«Le fondateur répète, en finissant, qu’il n’a aucun mérite à ce qu’il fait pour ses frères.

«Sa pensée n’est que l’écho de cette pensée divine:

«AIMONS-NOUS LES UNS LES AUTRES.»

– Et votre place sera marquée dans le ciel auprès de celui qui a prononcé ces paroles immortelles, s’écria l’abbé en venant serrer avec effusion les mains de Jacques Ferrand dans les siennes.

Le notaire était debout. Les forces lui manquaient. Sans répondre aux félicitations de l’abbé, il se hâta de lui remettre en bons du Trésor la somme considérable nécessaire à la fondation de cette œuvre et à celle de la rente de Morel le lapidaire.

– J’ose croire, monsieur l’abbé, dit enfin Jacques Ferrand, que vous ne refuserez pas cette nouvelle mission, confiée à votre charité. Du reste, un étranger… nommé Walter Murph… qui m’a donné quelques avis… sur la rédaction de ce projet, allégera quelque peu votre fardeau… et ira aujourd’hui même causer avec vous de la pratique de l’œuvre et se mettre à votre disposition, s’il peut vous être utile. Excepté pour lui, je vous prie donc de me garder le plus profond secret, monsieur l’abbé.

– Vous avez raison… Dieu sait ce que vous faites pour vos frères… Qu’importe le reste? Tout mon regret est de ne pouvoir apporter que mon zèle dans cette noble institution; il sera du moins aussi ardent que votre charité est intarissable. Mais qu’avez-vous? Vous pâlissez… Souffrez-vous?