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Mais pour exécuter ce nouveau forfait, il lui fallait sortir son stylet de son cabas et s’approcher de Sarah sans exciter sa défiance.

Avec l’astuce du chat-tigre, qui rampe et s’avance traîtreusement vers sa proie, la vieille profita de la préoccupation de la comtesse pour faire insensiblement le tour du bureau qui la séparait de sa victime.

La Chouette avait déjà commencé cette évolution perfide, lorsqu’elle fut obligée de s’arrêter brusquement.

Sarah retira un médaillon du double fond de la boîte, se pencha sur la table, le tendit à la Chouette d’une main tremblante et lui dit:

– Regardez ce portrait.

– C’est la Pégriotte! s’écria la Chouette, frappée de l’extrême ressemblance; c’est la petite qu’on m’a livrée; il me semble la voir quand Tournemine me l’a amenée… C’est bien là ses grands cheveux bouclés que j’ai coupés tout de suite et bien vendus, ma foi!…

– Vous la reconnaissez, c’était bien elle? Oh! je vous en conjure, ne me trompez pas… ne me trompez pas!

– Je vous dis, ma petite dame, que c’est la Pégriotte, comme si on la voyait, dit la Chouette en tâchant de se rapprocher davantage de Sarah sans être remarquée; à l’heure qu’il est, elle ressemble encore à ce portrait… Si vous la voyiez vous en seriez frappée.

Sarah n’avait pas eu un cri de douleur, d’effroi, en apprenant que sa fille avait pendant dix ans vécu misérable, abandonnée…

Pas un remords en songeant qu’elle-même l’avait fait arracher fatalement de la paisible retraite où Rodolphe l’avait placée.

Tout d’abord, cette mère dénaturée n’interrogea pas la Chouette avec une anxiété terrible sur le passé de son enfant.

Non; chez Sarah l’ambition avait depuis longtemps étouffé la tendresse maternelle.

Ce n’était pas la joie de retrouver sa fille qui la transportait, c’était l’espoir certain de voir réaliser enfin le rêve orgueilleux de toute sa vie…

Rodolphe s’était intéressé à cette malheureuse enfant, l’avait recueillie sans la connaître; que serait-ce donc lorsqu’il saurait qu’elle était… SA FILLE!!!

Il était libre… la comtesse, veuve…

Sarah voyait déjà briller à ses yeux la couronne souveraine.

La Chouette, avançant toujours à pas lents, avait enfin gagné l’un des bouts de la table et placé son stylet perpendiculairement dans son cabas, la poignée à fleur de l’ouverture… bien à sa portée…

Elle n’était plus qu’à quelques pas de la comtesse.

– Savez-vous écrire? lui dit tout à coup celle-ci.

Et repoussant de la main le coffre et les bijoux elle ouvrit un buvard placé devant un encrier.

– Non, madame, je ne sais pas écrire, répondit la Chouette à tout hasard…

– Je vais donc écrire sous votre dictée… Dites-moi toutes les circonstances de l’abandon de cette petite fille.

Et Sarah, s’asseyant dans un fauteuil devant le bureau, prit une plume et fit signe à la Chouette de venir auprès d’elle.

L’œil de la vieille étincela.

Enfin… elle était debout, à côté du siège de Sarah.

Celle-ci, courbée sur la table, se préparait à écrire…

– Je vais lire tout haut, et à mesure, dit la comtesse, vous rectifierez mes erreurs.

– Oui, madame, reprit la Chouette en épiant les moindres mouvements de Sarah.

Puis elle glissa sa main droite dans son cabas, pour pouvoir saisir son stylet sans être vue.

La comtesse commença d’écrire:

– «Je déclare que…»

Mais s’interrompant et se tournant vers la Chouette, qui touchait déjà le manche de son poignard, Sarah ajouta:

– À quelle époque cette enfant vous a-t-elle été livrée?

– Au mois de février 1827.

– Et par qui? reprit Sarah, toujours tournée vers la Chouette.

– Par Pierre Tournemine, actuellement au bagne de Rochefort… C’est Mme Séraphin, la femme de charge du notaire, qui lui avait donné la petite.

La comtesse se remit à écrire et lut à haute voix:

– «Je déclare qu’au mois de février 1827, le nommé…» La Chouette avait tiré son stylet.

Déjà elle le levait pour frapper sa victime entre les deux épaules…

Sarah se retourna de nouveau.

La Chouette, pour n’être pas surprise, appuya prestement sa main droite armée sur le dossier du fauteuil de Sarah et se pencha vers elle afin de répondre à sa nouvelle question.

– J’ai oublié le nom de l’homme qui vous a confié l’enfant, dit la comtesse.

– Pierre Tournemine, répondit la Chouette.

– «Pierre Tournemine», répéta Sarah en continuant d’écrire, «actuellement au bagne de Rochefort m’a remis un enfant qui lui avait été confié par la femme de charge du…»

La comtesse ne put achever…

La Chouette, après s’être doucement débarrassée de son cabas en le laissant couler à ses pieds, s’était jetée sur la comtesse avec autant de rapidité que de furie, de sa main gauche l’avait saisie à la nuque, et, lui appuyant le visage sur la table, lui avait, de sa main droite, planté le stylet entre les deux épaules…

Cet abominable meurtre fut exécuté si brusquement que la comtesse ne poussa pas un cri, pas une plainte.

Toujours assise, elle resta le haut du corps et le front sur la table. Sa plume s’échappa de sa main.

– Le même coup que Fourline… au petit vieillard de la rue du Roule, dit le monstre. Encore une qui ne parlera plus… son compte est fait.

Et la Chouette, s’emparant à la hâte des pierreries, qu’elle jeta dans son cabas, ne s’aperçut pas que sa victime respirait encore.

Le meurtre et le vol accomplis, l’horrible vieille ouvrit la porte vitrée, disparut rapidement dans l’allée d’arbres verts, sortit par la petite porte de la ruelle et gagna les terrains déserts.

Près de l’Observatoire, elle prit un fiacre qui la conduisit chez Bras-Rouge, aux Champs-Élysées. La veuve Martial, Nicolas, Calebasse et Barbillon avaient, on le sait, donné rendez-vous à la Chouette dans ce repaire pour voler et tuer la courtière en diamants.

V L’agent de sûreté

Le lecteur connaît déjà le cabaret du Cœur-Saignant, situé aux Champs-Élysées, proche le Cours-la-Reine, dans l’un des vastes fossés qui avoisinaient cette promenade il y a quelques années.

Les habitants de l’île du Ravageur n’avaient pas encore paru.

Depuis le départ de Bradamanti, qui avait, on le sait, accompagné la belle-mère de Mme d’Harville en Normandie, Tortillard était revenu chez son père.

Placé en vedette en haut de l’escalier, le petit boiteux devait signaler l’arrivée des Martial par un cri convenu, Bras-Rouge étant alors en conférence secrète avec un agent de sûreté nommé Narcisse Borel que l’on se souvient peut-être d’avoir vu au tapis-franc de l’ogresse, lorsqu’il y vint arrêter deux scélérats accusés de meurtre.

Cet agent, homme de quarante ans environ, vigoureux et trapu, avait le teint coloré, l’œil fin et perçant, la figure complètement rasée, afin de pouvoir prendre divers déguisements nécessaires à ses dangereuses expéditions; car il lui fallait souvent joindre la souplesse de transfiguration du comédien au courage et à l’énergie du soldat pour parvenir à s’emparer de certains bandits contre lesquels il devait lutter de ruse et de détermination. Narcisse Borel était, en un mot, l’un des instruments les plus utiles, les plus actifs de cette Providence au petit pied, appelée modestement et vulgairement la Police.