Eugène Sue
Les Mystères De Paris Tome IV
SEPTIÈME PARTIE
I Bonheur de se revoir
Avant d’apprendre au lecteur le dénoûment du drame qui se passait dans le bateau à soupape de Martial, nous reviendrons sur nos pas. Peu de moments après que Fleur-de-Marie eut quitté Saint-Lazare avec Mme Séraphin, la Louve était aussi sortie de prison.
Grâce aux recommandations de Mme Armand et du directeur, qui voulait la récompenser de sa bonne action envers Mont-Saint-Jean, on avait gracié la maîtresse de Martial de quelques jours de captivité qui lui restaient à subir.
Un changement complet s’était d’ailleurs opéré dans l’esprit de cette créature jusqu’alors corrompue, avilie, indomptée.
Ayant sans cesse présent à la pensée le tableau de la vie paisible, rude et solitaire, évoquée par Fleur-de-Marie, la Louve avait pris en horreur sa vie passée.
Se retirer au fond des forêts avec Martial, tel était son but unique, son idée fixe, contre laquelle tous ses anciens et mauvais instincts s’étaient en vain révoltés pendant que, séparée de la Goualeuse, dont elle avait voulu fuir l’influence croissante, cette femme étrange s’était retirée dans un autre quartier de Saint-Lazare.
Pour opérer cette rapide et sincère conversion, encore assurée, consolidée par la lutte impuissante des habitudes perverses de sa compagne, Fleur-de-Marie, suivant l’impulsion de son naïf bon sens, avait ainsi raisonné:
La Louve, créature violente et résolue, aime passionnément Martial; elle doit donc accueillir avec joie la possibilité de sortir de l’ignominieuse vie dont elle a honte pour la première fois, et de se consacrer tout entière à cet homme rude et sauvage dont elle réfléchit tous les penchants, à cet homme qui recherche la solitude autant par goût qu’afin d’échapper à la réprobation dont sa détestable famille est poursuivie.
Aidée de ces seuls éléments puisés dans son entretien avec la Louve, Fleur-de-Marie, en donnant une louable direction à l’amour farouche et au caractère hardi de cette créature, avait donc changé une fille perdue en honnête femme… Car ne rêver qu’à épouser Martial pour se retirer avec lui au milieu des bois et y vivre de travail et de privations, n’est-ce pas absolument le vœu d’une honnête femme?
Confiante dans l’appui que Fleur-de-Marie lui avait promis au nom d’un bienfaiteur inconnu, la Louve venait donc faire cette louable proposition à son amant, non sans la crainte amère d’un refus, car la Goualeuse, en l’amenant à rougir du passé, lui avait aussi donné la conscience de sa position envers Martial.
Une fois libre, la Louve ne songea qu’à revoir son homme, comme elle disait. Elle n’avait pas reçu de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Dans l’espoir de le rencontrer à l’île du Ravageur, et décidée à l’y attendre s’il ne s’y trouvait pas, elle monta dans un cabriolet de régie, qu’elle paya largement, se fit rapidement conduire au pont d’Asnières, qu’elle traversa environ un quart d’heure avant que Mme Séraphin et Fleur-de-Marie, venant à pied depuis la barrière, fussent arrivées sur la grève près du four à plâtre.
Lorsque Martial ne venait pas prendre la Louve dans son bateau pour la mener dans l’île, elle s’adressait à un vieux pêcheur, nommé le père Férot, qui habitait près du pont.
À quatre heures de l’après-midi un cabriolet s’arrêta donc à l’entrée d’une petite rue du village d’Asnières. La Louve donna cent sous au cocher, d’un bond fut à terre et se rendit en hâte à la demeure du père Férot le batelier.
La Louve, ayant quitté ses habits de prison, portait une robe de mérinos vert foncé, un châle rouge à palmes façon cachemire et un bonnet de tulle garni de rubans; ses cheveux épais, crépus, étaient à peine lissés. Dans son ardeur impatiente de revoir Martial, elle s’était habillée avec plus de hâte que de soin.
Après une si longue séparation, toute autre créature eût sans doute pris le temps de se faire belle pour cette première entrevue; mais la Louve se souciait peu de ces délicatesses et de ces lenteurs. Avant tout, elle voulait voir son homme le plus tôt possible, désir impérieux, non-seulement causé par un de ces amours passionnés qui exaltent quelquefois ces créatures jusqu’à la frénésie, mais encore par le besoin de confier à Martial la résolution salutaire qu’elle avait puisée dans son entretien avec Fleur-de-Marie.
La Louve arriva bientôt à la maison du pêcheur.
Assis devant sa porte, le père Férot, vieillard à cheveux blancs, raccommodait ses filets. Du plus loin qu’elle l’aperçut, la Louve s’écria:
– Votre bateau… père Férot… vite… vite!…
– Ah! c’est vous, mademoiselle; bien le bonjour… Il y a longtemps qu’on ne vous a vue par ici.
– Oui, mais votre bateau… vite… et à l’île!…
– Ah bien! c’est comme un sort, ma brave fille, impossible pour aujourd’hui.
– Comment?
– Mon garçon a pris mon bachot pour s’en aller à Saint-Ouen avec les autres jouter à la rame… Il ne reste pas un bateau sur toute la rive d’ici jusqu’à la gare…
– Mordieu! s’écria la Louve en frappant du pied et en serrant les poings, c’est fait pour moi!
– Vrai! foi de père Férot… je suis bien fâché de ne pas pouvoir vous conduire à l’île… car sans doute qu’il est encore plus mal…
– Plus mal! Qui? Martial? s’écria la Louve en saisissant le père Férot au collet, mon homme est malade?
– Vous ne le savez pas?
– Martial?
– Sans doute; mais vous allez déchirer ma blouse. Tenez-vous donc tranquille.
– Il est malade! Et depuis quand?
– Depuis deux ou trois jours.
– C’est faux! Il me l’aurait écrit.
– Ah bien! oui… il est trop malade pour écrire.
– Trop malade pour écrire! Et il est à l’île? Vous en êtes sûr?
– Je vas vous dire… Figurez-vous que ce matin j’ai rencontré la veuve Martial. Ordinairement, quand je la vois d’un côté, vous entendez bien, je m’en vas de l’autre, car je n’aime pas sa société; alors…
– Mais mon homme, mon homme, où est-il?
– Attendez donc. Me trouvant avec sa mère entre quatre-z-yeux, je n’ai pas osé éviter de lui parler; elle a l’air si mauvais que j’en ai toujours peur: c’est plus fort que moi. «Voilà deux jours que je n’ai vu votre Martial, que je lui dis; il est donc parti en ville?» Là-dessus elle me regarde avec des yeux… mais des yeux… qui m’auraient tué s’ils avaient été des pistolets, comme dit cet autre.
– Vous me faites bouillir. Après? Après?
Le père Férot garda un moment le silence, puis reprit:
– Tenez, vous êtes une bonne fille, promettez-moi le secret, et je vous dirai toute la chose, comme je la sais.