– Non, et vous aurez rendu un véritable service; car on a contre cette bande de fortes présomptions, des soupçons presque certains, mais malheureusement aucune preuve.
– Aussi, un petit bout de flagrant délit, en permettant de les pincer, aiderait furieusement à débrouiller leurs cartes, hein! monsieur Narcisse?
– Sans doute… Et vous m’assurez qu’il n’y a pas eu provocation de votre part dans le coup qu’ils vont tenter?
– Non, sur l’honneur! C’est la Chouette qui est venue me proposer d’attirer la courtière chez moi, lorsque cette infernale borgnesse a appris par mon fils que Morel le lapidaire, qui demeure rue du Temple, travaillait en vrai au lieu de travailler en faux, et que la mère Mathieu avait souvent sur elle des valeurs considérables… J’ai accepté l’affaire, en proposant à la Chouette de nous adjoindre les Martial et Barbillon, afin de vous mettre toute la séquelle sous la main.
– Et le Maître d’école, cet homme si dangereux, si fort et si féroce, qui était toujours avec la Chouette? un des habitués du tapis-franc?
– Le Maître d’école?… dit Bras-Rouge en feignant l’étonnement.
– Oui, un forçat évadé du bagne de Rochefort, un nommé Anselme Duresnel, condamné à perpétuité. On sait maintenant qu’il s’est défiguré pour se rendre méconnaissable… N’avez-vous aucun indice sur lui?
– Aucun…, répondit intrépidement Bras-Rouge, qui avait ses raisons pour faire ce mensonge; car le Maître d’école était alors enfermé dans une des caves du cabaret.
– Il y a tout lieu de croire que le Maître d’école est l’auteur de nouveaux assassinats. Ce serait une capture importante…
– Depuis six semaines, on ne sait pas ce qu’il est devenu.
– Aussi vous reproche-t-on d’avoir perdu sa trace.
– Toujours des reproches! monsieur Narcisse… toujours!
– Ce ne sont pas les raisons qui manquent… Et la contrebande?…
– Ne faut-il pas que je connaisse un peu de toutes sortes de gens, des contrebandiers comme d’autres, pour vous mettre sur la voie?… Je vous ai dénoncé ce tuyau à introduire les liquides, établi en dehors de la barrière du Trône et aboutissant dans une maison de la rue…
– Je sais tout cela, dit Narcisse en interrompant Bras-Rouge; mais, pour un que vous dénoncez, vous en faites peut-être échapper dix; et vous continuez impunément votre trafic… Je suis sûr que vous mangez à deux râteliers, comme on dit.
– Ah! monsieur Narcisse… je suis incapable d’une faim aussi malhonnête…
– Et ce n’est pas tout; rue du Temple, n° 17, loge une femme Burette, prêteuse sur gages, que l’on accuse d’être votre receleuse particulière, à vous.
– Que voulez-vous que j’y fasse, monsieur Narcisse? on dit tant de choses, le monde est si méchant… Encore une fois, il faut bien que je fraie avec le plus grand nombre de coquins possible, que j’aie même l’air de faire comme eux… pis qu’eux, pour ne pas leur donner de soupçons… Mais ça me navre de les imiter… ça me navre… Il faut que je sois bien dévoué au service, allez… pour me résigner à ce métier-là…
– Pauvre cher homme… je vous plains de toute mon âme.
– Vous riez, monsieur Narcisse… Mais si l’on croit ça, pourquoi n’a-t-on pas fait une descente chez la mère Burette et chez moi?
– Vous le savez bien… pour ne pas effaroucher ces bandits, que vous nous promettez de nous livrer depuis si longtemps.
– Et je vais vous les livrer, monsieur Narcisse; avant une heure, ils seront ficelés… et sans trop de peine, car il y a trois femmes; quant à Barbillon et à Nicolas Martial, ils sont féroces comme des tigres, mais lâches comme des poules.
– Tigres ou poules, dit Narcisse en entr’ouvrant sa longue redingote et montrant la crosse de deux pistolets qui sortaient des goussets de son pantalon, j’ai là de quoi les servir.
– Vous ferez toujours bien de prendre deux de vos hommes avec vous, monsieur Narcisse; quand ils se voient acculés, les plus poltrons deviennent quelquefois des enragés.
– Je placerai deux de mes hommes dans la petite salle basse, à côté de celle où vous ferez entrer la courtière… au premier cri, je paraîtrai à une porte, les deux hommes à l’autre.
– Il faut vous hâter, car la bande va arriver d’un moment à l’autre, monsieur Narcisse.
– Soit, je vais poster mes hommes. Pourvu que ce ne soit pas encore pour rien, cette fois…
L’entretien fut interrompu par un sifflement particulier destiné à servir de signal.
Bras-Rouge s’approcha d’une fenêtre pour voir quelle personne Tortillard annonçait.
– Tenez, voilà déjà la Chouette. Eh bien! me croyez-vous, à présent, monsieur Narcisse?
– C’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout; enfin, nous verrons; je cours placer mes hommes.
Et l’agent de sûreté disparut par une porte latérale.
VI La Chouette
La précipitation de la marche de la Chouette, les ardeurs féroces d’une fièvre de rapine et de meurtre qui l’animaient encore avaient empourpré son hideux visage; son œil vert étincelait d’une joie sauvage.
Tortillard la suivait sautillant et boitant.
Au moment où elle descendait les dernières marches de l’escalier, le fils de Bras-Rouge, par une méchante espièglerie, posa son pied sur les plis traînants de la robe de la Chouette.
Ce brusque temps d’arrêt fit trébucher la vieille. Ne pouvant se retenir à la rampe, elle tomba sur ses genoux, les deux mains tendues en avant, abandonnant son précieux cabas, d’où s’échappa un bracelet d’or garni d’émeraudes et de perles fines…
La Chouette, s’étant dans sa chute quelque peu excorié les doigts, ramassa le bracelet qui n’avait pas échappé à la vue perçante de Tortillard, se releva et se précipita furieuse sur le petit boiteux qui s’approchait d’elle d’un air hypocrite en lui disant:
– Ah! mon Dieu! le pied vous a donc fourché?
Sans lui répondre, la Chouette saisit Tortillard par les cheveux et, se baissant au niveau de sa joue, le mordit avec rage; le sang jaillit sous sa dent.
Chose étrange! Tortillard, malgré sa méchanceté, malgré le ressentiment d’une cruelle douleur, ne poussa pas une plainte, pas un cri…
Il essuya son visage ensanglanté et dit en riant d’un air forcé:
– J’aime mieux que vous ne m’embrassiez pas si fort une autre fois… hé… la Chouette…
– Méchant petit momacque, pourquoi as-tu mis exprès ton pied sur ma robe… pour me faire tomber?
– Moi! ah bien! par exemple… je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès, ma bonne Chouette. Plus souvent que votre petit Tortillard aurait voulu vous faire du mal… il vous aime trop pour cela; vous avez beau le battre, le brusquer, le mordre, il vous est attaché comme le pauvre petit chien l’est à son maître, dit l’enfant d’une voix pateline et doucereuse.