«Oui… j’ai eu horreur de ma férocité passée.
«D’abord, je ne t’ai pas permis de martyriser la Goualeuse… cela n’était rien encore…
«En m’enchaînant ici dans cette cave, en m’y faisant souffrir le froid et la faim, mais en me délivrant de ton obsession… tu m’as laissé tout à l’épouvante de mes réflexions.
«Oh! tu ne sais pas ce que c’est que d’être seul… toujours seul… avec un voile noir sur les yeux, comme m’a dit l’homme implacable qui m’a puni…
«Cela est effrayant… vois donc!
«C’est dans ce caveau que je l’avais précipité pour le tuer… et ce caveau est le lieu de mon supplice… Il sera peut-être mon tombeau…
«Je te répète que cela est effrayant.
«Tout ce que cet homme m’a prédit s’est réalisé.
«Il m’avait dit: «Tu as abusé de ta force… tu seras le jouet des plus faibles.»
«Cela a été.
«Il m’avait dit: «Désormais, séparé du monde extérieur, face à face avec l’éternel souvenir de tes crimes, un jour tu te repentiras de tes crimes.»
«Et ce jour est arrivé… L’isolement m’a purifié.
«Je ne l’aurais pas cru possible.
«Une autre preuve… que je suis peut-être moins scélérat qu’autrefois… c’est que j’éprouve une joie infinie à te tenir là… monstre… non pour me venger, moi… mais pour venger nos victimes. Oui, j’aurai accompli un devoir… quand, de ma propre main, j’aurai puni ma complice.
«Une voix me dit que si tu étais tombée plus tôt en mon pouvoir, bien du sang… bien du sang n’aurait pas coulé sous tes coups.
«J’ai maintenant horreur de mes meurtres passés, et pourtant… ne trouves-tu pas cela bizarre? c’est sans crainte, c’est avec sécurité que je vais commettre sur toi un meurtre affreux avec des raffinements affreux… Dis… dis… conçois-tu cela?
– Bravo!… bien joué… vieux sans yeux. Ça chauffe! s’écria Tortillard en applaudissant. Tout ça, c’est toujours pour rire?
– Toujours pour rire, reprit le Maître d’école d’une voix creuse. Tiens-toi donc, la Chouette, il faut que je finisse de t’expliquer comment peu à peu j’en suis venu à me repentir.
«Cette révélation te sera odieuse, cœur endurci, et elle te prouvera aussi combien je dois être impitoyable dans la vengeance que je veux exercer sur toi au nom de nos victimes.
«Il faut que je me hâte…
«La joie de te tenir là… me fait bondir le sang… mes tempes battent avec violence… comme lorsqu’à force de penser au rêve ma raison s’égare… Peut-être une de mes crises va-t-elle venir… Mais j’aurai le temps de te rendre les approches de la mort effroyables, en te forçant de m’entendre.
– Hardi! la Chouette! cria Tortillard; hardi à la réplique!… Tu ne sais donc pas ton rôle?… Alors, dis au boulanger[4] de te souffler, ma vieille.
– Oh! tu auras beau te débattre et me mordre, reprit le Maître d’école après un nouveau silence, tu ne m’échapperas pas… Tu m’as coupé les doigts jusqu’aux os… mais je t’arrache la langue si tu bouges…
«Continuons de causer.
«En me trouvant seul, toujours seul dans la nuit et dans le silence, j’ai commencé par éprouver des accès de rage furieuse… impuissante… Pour la première fois ma tête s’est perdue. Oui… quoique éveillé, j’ai revu le rêve… tu sais? le rêve…
«Le petit vieillard de la rue du Roule… la femme noyée… le marchand de bestiaux… et toi… planant au-dessus de ces fantômes…
«Je te dis que cela est effrayant.
«Je suis aveugle… et ma pensée prend une forme, un corps, pour me représenter incessamment d’une manière visible, presque palpable… les traits de mes victimes.
«Je n’aurais pas fait ce rêve affreux, que mon esprit, continuellement absorbé par le souvenir de mes crimes passés, eût été troublé des mêmes visions…
«Sans doute, lorsqu’on est privé de la vue, les idées obsédantes s’imaginent presque matériellement dans le cerveau…
«Pourtant… quelquefois, à force de les contempler avec une terreur résignée… il me semble que ces spectres menaçants ont pitié de moi… Ils pâlissent… s’effacent et disparaissent… Alors je crois me réveiller d’un songe funeste… mais je me sens faible, abattu, brisé… et, le croirais-tu… oh! comme tu vas rire… la Chouette!… Je pleure… entends-tu?… Je pleure… Tu ne ris pas?… Mais ris donc!… Ris donc…
La Chouette poussa un gémissement sourd et étouffé.
– Plus haut! cria Tortillard, on n’entend pas.
– Oui, reprit le Maître d’école, je pleure, car je souffre… et la fureur est vaine. Je me dis: «Demain, après-demain, toujours je serai en proie aux mêmes accès de délire et de morne désolation…»
«Quelle vie! Oh! quelle vie!…
«Et je n’ai pas choisi la mort plutôt que d’être enseveli vivant dans cet abîme que creuse incessamment ma pensée!
«Aveugle, solitaire et prisonnier… qui pourrait me distraire de mes remords?… Rien… rien…
«Quand les fantômes cessent un moment de passer et de repasser sur le voile noir que j’ai devant les yeux, ce sont d’autres tortures… ce sont des comparaisons écrasantes. Je me dis: «Si j’étais resté honnête homme, à cette heure je serais libre, tranquille, heureux, aimé et honoré des miens… au lieu d’être aveugle et enchaîné dans ce cachot, à la merci de mes complices.»
«Hélas! le regret du bonheur perdu par un crime est un premier pas vers le repentir.
«Et, quand au repentir se joint une expiation d’une effrayante sévérité… une expiation qui change votre vie en une longue insomnie remplie d’hallucinations vengeresses ou de réflexions désespérées… peut-être alors le pardon des hommes succède aux remords et à l’expiation.
– Prends garde, vieux, cria Tortillard, tu manges dans le rôle à M. Moëssard… Connu! Connu!
Le Maître d’école n’écouta pas le fils de Bras-Rouge.
– Cela t’étonne de m’entendre parler ainsi, la Chouette? Si j’avais continué de m’étourdir, ou par d’autres sanglants forfaits, ou par l’ivresse farouche de la vie du bagne, jamais ce changement salutaire ne se fût opéré en moi, je le sais bien…
«Mais seul, mais aveugle, mais bourrelé de remords qui se voient, à quoi songer?
«À de nouveaux crimes?
«Comment les commettre?
«À une évasion?
«Comment m’évader?
«Et si je m’évadais… où irais-je?… Que ferais-je de ma liberté?