– Encore.
– C’est donc le diable?
– Je finirai par le croire, monsieur Rodolphe; car ce gredin-là devine toujours les moments où je suis sortie… À peine ai-je les talons tournés que, crac, il est ici sur le dos de mon vieux chéri, qui n’a pas plus de défense qu’un enfant. Hier encore, pendant que j’étais allée chez M. Ferrand, le notaire… C’est encore là où il y a du nouveau.
– Et Cecily? dit vivement Rodolphe; je venais savoir…
– Tenez, mon roi des locataires, ne m’embrouillez pas; j’ai tant… tant de choses à vous dire… que je m’y perdrai, si vous rompez mon fil.
– Voyons… je vous écoute…
– D’abord, pour ce qui est de la maison, figurez-vous qu’on est venu arrêter la mère Burette.
– La prêteuse sur gages du second?
– Mon Dieu, oui; il paraît qu’elle en avait de drôles de métiers, outre celui de prêteuse! Elle était par là-dessus receleuse, baricandeuse, fondeuse, voleuse, allumeuse, enjôleuse, brocanteuse, fricoteuse, enfin tout ce qui rime à gueuse; le pire, c’est que son vieil amoureux, M. Bras-Rouge, notre principal locataire, est aussi arrêté… Je vous dis que c’est un vrai tremblement dans la maison, quoi!
– Aussi arrêté… Bras-Rouge?
– Oui, dans son cabaret des Champs-Élysées; on a coffré jusqu’à son fils Tortillard, ce méchant petit boiteux… On dit qu’il s’est passé chez lui un tas de massacres; qu’ils étaient là une bande de scélérats; que la Chouette, une des amies de la mère Burette, a été étranglée, et que si on n’était pas venu à temps, ils assassinaient la mère Mathieu, la courtière en pierreries, qui faisait travailler ce pauvre Morel… En voilà-t-il de ces nouvelles!
«Bras-Rouge arrêté! la Chouette morte! se dit Rodolphe avec étonnement; l’horrible vieille a mérité son sort; cette pauvre Fleur-de-Marie est du moins vengée.»
– Voilà donc pour ce qui est d’ici… sans compter la nouvelle infamie de Cabrion, je vas tout de suite en finir avec ce brigand-là… Vous allez voir quel front! Quand on a arrêté la mère Burette, et que nous avons su que Bras-Rouge, notre principal locataire, était aussi pincé, j’ai dit au vieux chéri: «Faut qu’tu trottes tout de suite chez le propriétaire, lui apprendre que M. Bras-Rouge est coffré.» Alfred part. Au bout de deux heures, il m’arrive… mais dans un état… mais dans un état… blanc comme un linge et soufflant comme un bœuf.
– Quoi donc encore?
– Vous allez voir, monsieur Rodolphe: figurez-vous qu’à dix pas d’ici il y a un grand mur blanc; mon vieux chéri, en sortant de la maison, regarde par hasard sur ce mur; qu’est-ce qu’il y voit écrit au charbon en grosses lettres? Pipelet-Cabrion, les deux noms joints par un grand trait d’union (c’est ce trait d’union avec ce scélérat-là qui l’estomaque le plus, mon vieux chéri). Bon, ça commence à le renverser; dix pas plus loin, qu’est-ce qu’il voit sur la grande porte du Temple? encore Pipelet-Cabrion, toujours avec un trait d’union; il va toujours; à chaque pas, monsieur Rodolphe, il voit écrits ces damnés noms sur les murs des maisons, sur les portes, partout Pipelet-Cabrion [5]. Mon vieux chéri commençait à y voir trente-six chandelles; il croyait que tous les passants le regardaient; il enfonçait son chapeau sur son nez, tant il était honteux. Il prend le boulevard, croyant que ce gueux de Cabrion aura borné ses immondices à la rue du Temple. Ah bien! oui… tout le long des boulevards, à chaque endroit où il y avait de quoi écrire, toujours Pipelet-Cabrion à mort!… Enfin le pauvre cher homme est arrivé si bouleversé chez le propriétaire qu’après avoir bredouillé, pataugé, barboté pendant un quart d’heure au vis-à-vis du propriétaire, celui-ci n’a rien compris du tout à ce qu’Alfred venait lui chanter; il l’a renvoyé en l’appelant vieil imbécile, et lui a dit de m’envoyer pour expliquer la chose. Bon! Alfred sort, s’en revient par un autre chemin pour éviter les noms qu’il avait vus écrits sut les murs… Ah bien! oui…
– Encore Pipelet et Cabrion!
– Comme vous dites, mon roi des locataires; de façon que le pauvre cher homme m’est arrivé ici abruti, ahuri, voulant s’exiler. Il me raconte l’histoire, je le calme comme je peux, je le laisse, et je pars avec Mlle Cecily pour aller chez le notaire… avant d’aller chez le propriétaire… Vous croyez que c’est tout? Joliment! À peine avais-je le dos tourné, que ce Cabrion, qui avait guetté ma sortie, eut le front d’envoyer ici deux grandes drôlesses qui se sont mises aux trousses d’Alfred… Tenez, les cheveux m’en dressent sur la tête… je vous dirai cela tout à l’heure… finissons du notaire.
«Je pars donc en fiacre avec Mlle Cecily… comme vous me l’aviez recommandé… Elle avait son joli costume de paysanne allemande, vu qu’elle arrivait et qu’elle n’avait pas eu le temps de s’en faire faire un autre, ainsi que je devais le dire à M. Ferrand.
«Vous me croirez si vous voulez, mon roi des locataires, j’ai vu bien des jolies filles; je me suis vue moi-même dans mon printemps; mais jamais je n’ai vu (moi comprise) une jeunesse qui puisse approcher à cent piques de Cecily. Elle a surtout dans le regard de ses grands scélérats d’yeux noirs… quelque chose… quelque chose… enfin on ne sait pas ce que c’est; mais pour sûr… il y a quelque chose qui vous frappe… Quels yeux!
«Enfin, tenez, Alfred n’est pas suspect; eh bien! la première fois qu’elle l’a regardé, il est devenu rouge comme une carotte, ce pauvre vieux chéri… et pour rien au monde il n’aurait voulu fixer la donzelle une seconde fois… il en a eu pour une heure à se trémousser sur sa chaise, comme s’il avait été assis sur des orties; il m’a dit après qu’il ne savait pas comment ça se faisait, mais que le regard de Cecily lui avait rappelé toutes les histoires de cet effronté de Bradamanti sur les sauvagesses qui le faisaient tant rougir, ma vieille bégueule d’Alfred…
– Mais le notaire? Le notaire?
– M’y voilà, monsieur Rodolphe. Il était environ sept heures du soir quand nous arrivons chez M. Ferrand; je dis au portier d’avertir son maître que c’est Mme Pipelet qui est là avec la bonne dont Mme Séraphin lui a parlé et qu’elle lui a dit d’amener. Là-dessus, le portier pousse un soupir et me demande si je sais ce qui est arrivé à Mme Séraphin. Je lui dis que non… Ah! monsieur Rodolphe, en voilà encore un autre tremblement!
– Quoi donc?
– La Séraphin s’est noyée dans une partie de campagne qu’elle avait été faire avec une de ses parentes.
– Noyée!… Une partie de campagne en hiver!… dit Rodolphe surpris.
– Mon Dieu, oui, monsieur Rodolphe, noyée… Quant à moi, ça m’étonne plus que cela ne m’attriste; car depuis le malheur de cette pauvre Louise, qu’elle avait dénoncée, je la détestais, la Séraphin. Aussi, ma foi, je me dis: «Elle s’est noyée, eh bien! elle s’est noyée, après tout… je n’en mourrai pas…» Voilà mon caractère.