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– Sur mon homme?

– Oui, car, voyez-vous, Martial est bon enfant quoique mauvaise tête; et s’il lui arrivait malheur par sa vieille scélérate de mère ou par son gueux de frère, ça serait dommage.

– Mais que se passe-t-il? Qu’est-ce que sa mère et son frère lui ont fait? Où est-il, hein? Parlez donc, mais parlez donc!

– Allons, bon, vous voilà encore après ma blouse. Lâchez-moi donc! Si vous m’interrompez toujours en me détruisant mes effets, je ne pourrai jamais finir et vous ne saurez rien.

– Oh! quelle patience! s’écria la Louve en frappant des pieds avec colère.

– Vous ne répéterez à personne ce que je vous raconte?

– Non, non, non!

– Parole d’honneur?

– Père Férot, vous allez me donner un coup de sang.

– Oh! quelle fille! Quelle fille! A-t-elle une mauvaise tête! Voyons, m’y voilà. D’abord il faut vous dire que Martial est de plus en plus en bisbille avec sa famille, et qu’ils lui feraient quelque mauvais coup, que cela ne m’étonnerait pas. C’est pour ça que je suis fâché de ne pas avoir mon bachot, car, si vous comptez sur ceux de l’île pour y aller, vous avez tort. Ce n’est pas Nicolas ou cette vilaine Calebasse qui vous y conduiraient.

– Je le sais bien. Mais que vous a dit la mère de mon homme? C’est donc à l’île qu’il est tombé malade?

– Ne m’embrouillez pas; voilà ce que c’est: ce matin je dis à la veuve: «Il y a deux jours que je n’ai vu Martial, son bachot est au pieu; il est donc en ville?» Là-dessus la veuve me regarde d’un air méchant: «Il est malade à l’île, et si malade qu’il n’en reviendra pas.» Je me dis à part moi: «Comment que ça se fait? Il y a trois jours que…» Eh bien! quoi! dit le père Férot en s’interrompant, eh bien! où allez-vous? Où diable court-elle à présent?

Croyant la vie de Martial menacée par les habitants de l’île, la Louve, éperdue de frayeur, transportée de rage, n’écoutant pas davantage le pêcheur, s’était encourue le long de la Seine.

Quelques détails topographiques sont indispensables à l’intelligence de la scène suivante.

L’île du Ravageur se rapprochait plus de la rive gauche de la rivière que de la rive droite, où Fleur-de-Marie et Mme Séraphin s’étaient embarquées.

La Louve se trouvait sur la rive gauche.

Sans être très-escarpée, la hauteur des terres de l’île masquait dans toute sa longueur la vue d’une rive sur l’autre. Ainsi la maîtresse de Martial n’avait pas pu voir l’embarquement de la Goualeuse, et la famille du ravageur n’avait pu voir la Louve accourant à ce moment même le long de la rive opposée.

Rappelons enfin au lecteur que la maison de campagne du docteur Griffon, où habitait temporairement le comte de Saint-Remy, s’élevait à mi-côte et près de la plage où la Louve arrivait éperdue.

Elle passa, sans les voir, auprès de deux personnes qui, frappées de son air hagard, se retournèrent pour la suivre de loin. Ces deux personnes étaient le comte de Saint-Remy et le docteur Griffon.

Le premier mouvement de la Louve en apprenant le péril de son amant avait été de courir impétueusement vers l’endroit où elle le savait en danger. Mais, à mesure qu’elle approchait de l’île, elle songeait à la difficulté d’y aborder. Ainsi que le lui avait dit le vieux pêcheur, elle ne devait compter sur aucun bateau étranger, et personne de la famille Martial ne voudrait la venir chercher.

Haletante, le teint empourpré, le regard étincelant, elle s’arrêta donc en face de la pointe de l’île qui, formant une courbe dans cet endroit, se rapprochait assez du rivage.

À travers les branches effeuillées des saules et des peupliers, la Louve aperçut le toit de la maison où Martial se mourait peut-être.

À cette vue, poussant un gémissement farouche, elle arracha son bonnet, laissa glisser sa robe jusqu’à ses pieds, ne garda que son jupon, se jeta intrépidement dans la rivière, y marcha tant qu’elle eut pied, puis, le perdant, elle se mit à nager vigoureusement vers l’île.

Ce fut un spectacle d’une énergie sauvage.

À chaque brassée, l’épaisse et longue chevelure de la Louve, dénouée par la violence de ses mouvements, frémissait autour de sa tête comme une crinière double à reflets cuivrés.

Sans l’ardente fixité de ses yeux incessamment attachés sur la maison de Martial, sans la contraction de ses traits crispés par de terribles angoisses, on aurait cru que la maîtresse du braconnier se jouait dans l’onde, tant cette femme nageait librement, fièrement. Tatoués en souvenir de son amant, ses bras blancs et nerveux, d’une vigueur toute virile, fendaient l’eau qui rejaillissait et roulait en perles humides sur ses larges épaules, sur sa robuste et ferme poitrine, qui ruisselait comme un marbre à demi submergé.

Tout à coup de l’autre côté de l’île retentit un cri de détresse, un cri d’agonie terrible, désespéré.

La Louve tressaillit et s’arrêta court.

Puis, se soutenant sur l’eau d’une main, de l’autre elle rejeta en arrière son épaisse chevelure et écouta.

Un nouveau cri se fit entendre, mais plus faible, mais suppliant, convulsif, expirant.

Et tout retomba dans un profond silence.

– Mon homme!!! cria la Louve en se remettant à nager avec fureur.

Dans son trouble, elle avait cru reconnaître la voix de Martial.

Le comte et le docteur, auprès desquels la Louve était passée en courant, n’avaient pu la suivre d’assez près pour s’opposer à sa témérité.

Ils arrivèrent en face de l’île au moment où venaient de retentir les deux cris effrayants.

Ils s’arrêtèrent aussi épouvantés que la Louve.

Voyant celle-ci lutter intrépidement contre le courant, ils s’écrièrent:

– La malheureuse va se noyer!

Ces craintes furent vaines.

La maîtresse de Martial nageait comme une loutre; en quelques brassées, l’intrépide créature aborda.

Elle avait pris pied, et s’aidait, pour sortir de l’eau, d’un des pieux qui formaient à l’extrémité de l’île une sorte d’estacade avancée, lorsque tout à coup, le long de ces pilotis, emporté par le courant, passa lentement le corps d’une jeune fille vêtue en paysanne; ses vêtements la soutenaient encore sur l’eau.

Se cramponner d’une main à l’un des pieux, de l’autre saisir brusquement au passage la femme par sa robe, tel fut le mouvement de la Louve, mouvement aussi rapide que la pensée.

Seulement elle attira si violemment à elle et en dedans du pilotis la malheureuse qu’elle sauvait, que celle-ci disparut un instant sous l’eau quoiqu’il y eût pied à cet endroit.

Douée d’une force et d’une adresse peu communes, la Louve souleva la Goualeuse (c’était elle), qu’elle n’avait pas encore reconnue, la prit entre ses bras robustes comme on prend un enfant, fit encore quelques pas dans la rivière et la déposa enfin sur la berge gazonnée de l’île.