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«Je laisse parler les faits: ils vous diront mieux que moi quels nouveaux trésors de gratitude envers vous je viens d’amasser dans mon cœur.

«Comprenant toute l’importance des conseils que vous m’avez fait donner par sir Walter Murph, qui m’a rejointe sur la route de Normandie, presque à ma sortie de Paris, je suis arrivée en toute hâte au château des Aubiers.

Je ne sais pourquoi la physionomie des gens qui me reçurent me parut sinistre; je ne vis parmi eux aucun des anciens serviteurs de notre maison: personne ne me connaissait; je fus obligée de me nommer. J’appris que depuis quelques jours mon père était très-souffrant, et que ma belle-mère venait de ramener un médecin de Paris.

«Plus de doute, il s’agissait du docteur Polidori.

«Voulant me faire conduire à l’instant auprès de mon père, je demandai où était un vieux valet de chambre auquel il était très-attaché. Depuis quelque temps cet homme avait quitté le château; ces renseignements m’étaient donnés par un intendant qui m’avait conduite dans mon appartement, disant qu’il allait prévenir ma belle-mère de mon arrivée.

«Était-ce illusion, prévention? il me semblait que ma venue était même importune aux gens de mon père. Tout dans le château me paraissait morne, sinistre. Dans la disposition d’esprit où je me trouvais, on cherche à tirer des inductions des moindres circonstances. Je remarquai partout des marques de désordre, d’incurie, comme si on avait trouvé inutile de soigner une habitation qui devait être bientôt abandonnée…

«Mes inquiétudes, mes angoisses augmentaient à chaque instant. Après avoir établi ma fille et sa gouvernante dans mon appartement, j’allais me rendre chez mon père, lorsque ma belle-mère entra.

«Malgré sa fausseté, malgré l’empire qu’elle possédait ordinairement sur elle-même, elle parut atterrée de ma brusque arrivée.

«- M. d’Orbigny ne s’attend pas a votre visite, madame, me dit-elle. Il est si souffrant qu’une pareille surprise lui serait funeste. Je crois donc convenable de lui laisser ignorer votre présence; il ne pourrait aucunement se l’expliquer, et…

«Je ne la laissai pas achever.

«- Un grand malheur est arrivé, madame, lui dis-je. M. d’Harville est mort… victime d’une funeste imprudence. Après un si déplorable événement, je ne pouvais rester à Paris chez moi, et je viens passer auprès de mon père les premiers temps de mon deuil.

«- Vous êtes veuve!… Ah! c’est un bonheur insolent! s’écria ma belle-mère avec rage.

«D’après ce que vous savez du malheureux mariage que cette femme avait tramé pour se venger de moi, vous comprendrez, monseigneur, l’atrocité de son exclamation.

«- C’est parce que je crains que vous ne vouliez être aussi insolemment heureuse que moi, madame, que je viens ici, lui dis-je, peut-être imprudemment. Je veux voir mon père.

«- Cela est impossible en ce moment, me dit-elle en pâlissant; votre aspect lui causerait une révolution dangereuse.

«- Puisque mon père est si gravement malade, m’écriai-je, comment n’en suis-je pas instruite?

«- Telle a été la volonté de M. d’Orbigny, me répondit ma belle-mère.

«- Je ne vous crois pas, madame, et je vais m’assurer de la vérité, lui dis-je en faisant un pas pour sortir de ma chambre.

«- Je vous répète que votre vue inattendue peut faire un mal horrible à votre père, s’écria-t-elle en se plaçant devant moi pour me barrer le passage. Je ne souffrirai pas que vous entriez chez lui sans que je l’aie prévenu de votre retour avec les ménagements que réclame sa position.

«J’étais dans une cruelle perplexité, monseigneur. Une brusque surprise pouvait, en effet, porter un coup dangereux à mon père; mais cette femme, ordinairement si froide, si maîtresse d’elle-même, me semblait tellement épouvantée de ma présence, j’avais tant de raisons de douter de la sincérité de sa sollicitude pour la santé de celui qu’elle avait épousé par cupidité, enfin la présence du docteur Polidori, le meurtrier de ma mère, me causait une terreur si grande, que, croyant la vie de mon père menacée, je n’hésitai pas entre l’espoir de le sauver et la crainte de lui causer une émotion fâcheuse.

«- Je verrai mon père à l’instant, dis-je à ma belle-mère.

«Et quoique celle-ci m’eût saisie par le bras, je passai outre…

«Perdant complètement l’esprit, cette femme voulut, une seconde fois, presque par force, m’empêcher de sortir de ma chambre… Cette incroyable résistance redoubla ma frayeur, je me dégageai de ses mains. Connaissant l’appartement de mon père, j’y courus rapidement: j’entrai…

«Ô monseigneur! de ma vie je n’oublierai cette scène et le tableau qui s’offrit à ma vue…

«Mon père, presque méconnaissable, pâle, amaigri, la souffrance peinte sur tous les traits, la tête renversée sur un oreiller, était étendu dans un grand fauteuil…

«Au coin de la cheminée, debout auprès de lui, le docteur Polidori s’apprêtait à verser dans une tasse que lui présentait une garde-malade quelques gouttes d’une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal qu’il tenait à la main…

«Sa longue barbe rousse donnait une expression plus sinistre encore à sa physionomie. J’entrai si précipitamment qu’il fit un geste de surprise, échangea un regard d’intelligence avec ma belle-mère qui me suivait en hâte, et au lieu de faire prendre à mon père la potion qu’il lui avait préparée, il posa brusquement le flacon sur la cheminée.

«Guidée par un instinct dont il m’est encore impossible de me rendre compte, mon premier mouvement fut de m’emparer de ce flacon.

«Remarquant aussitôt la surprise et la frayeur de ma belle-mère et de Polidori, je me félicitai de mon action. Mon père, stupéfait, semblait irrité de me voir, je m’y attendais. Polidori me lança un coup d’œil féroce; malgré la présence de mon père et celle de la garde-malade, je craignis que ce misérable, voyant son crime presque découvert, ne se portât contre moi à quelque extrémité.

«Je sentis le besoin d’un appui dans ce moment décisif, je sonnai: un des gens de mon père accourut; je le priai de dire à mon valet de chambre (il était prévenu) d’aller chercher quelques objets que j’avais laissés au tournebride; sir Walter Murph savait que, pour ne pas éveiller les soupçons de ma belle-mère dans le cas où je serais obligée de donner mes ordres devant elle, j’emploierais ce moyen pour le mander auprès de moi…

«La surprise de mon père, de ma belle-mère, était telle que le domestique sortit avant qu’ils eussent pu dire un mot: je fus rassurée; au bout de quelques instants sir Walter Murph serait auprès de moi…

«- Qu’est-ce que cela signifie? me dit enfin mon père d’une voix faible, mais impérieuse et courroucée. Vous ici, Clémence… sans que je vous y aie appelée?… Puis à peine arrivée vous vous emparez du flacon qui contient la potion que le docteur allait me donner… M’expliquerez-vous cette folie?