«- Cela passe toutes les bornes! s’écria ma belle-mère avec rage; et de quel droit, monsieur, et sur quelles preuves osez-vous baser de si effroyables calomnies? Vous dites que ce flacon contient du poison?… Je le nie, monsieur, et je le nierai jusqu’à preuve du contraire; et lors même que le docteur Polidori aurait, par méprise, confondu un médicament avec un autre, est-ce une raison pour m’accuser d’avoir voulu… de complicité avec lui… Oh! non, non, je n’achèverai pas… Une idée si horrible est déjà un crime; encore une fois, monsieur, je vous défie de dire sur quelles preuves, vous et madame, osez appuyer cette affreuse calomnie…, dit ma belle-mère avec une audace incroyable.
«- Oui, sur quelles preuves? s’écria mon malheureux père. Il faut que la torture que l’on m’impose ait un terme.
«- Je ne suis pas venu ici sans preuves, monsieur le comte, dit sir Walter; et ces preuves, les réponses de ce misérable vous les fourniront tout à l’heure. Puis sir Walter adressa la parole en allemand au docteur Polidori, qui semblait avoir repris un peu d’assurance, mais qui la perdit aussitôt.
– Que lui as-tu dit? demanda Rodolphe au squire en s’interrompant de lire.
– Quelques mots significatifs, monseigneur; à peu près ceux-ci: «Tu as échappé par la fuite à la condamnation dont tu avais été frappé par la justice du grand-duché; tu demeures rue du Temple, sous le faux nom de Bradamanti; on sait à quel abominable métier tu te livres; tu as empoisonné la première femme du comte; il y a trois jours, Mme d’Orbigny est allée te chercher pour t’emmener ici empoisonner son mari; S. A. R. est à Paris, elle a les preuves de tout ce que j’avance. Si tu avoues la vérité, afin de confondre cette misérable femme, tu peux espérer, non ta grâce, mais un adoucissement au châtiment que tu mérites; tu me suivras à Paris, où je te déposerai en lieu sûr jusqu’à ce que S. A. ait décidé de toi. Sinon, de deux choses l’une, ou S. A. R. fait demander et obtient ton extradition, ou bien à l’instant même j’envoie chercher à la ville voisine un magistrat; ce flacon renfermant du poison lui sera remis, on t’arrêtera sur-le-champ, on fera des perquisitions chez toi, rue du Temple; tu sais combien elles te compromettront, et la justice française suivra son cours… Choisis donc…»
«Ces révélations, ces accusations, ces menaces qu’il savait fondées, se succédant coup sur coup, accablèrent cet infâme, qui ne s’attendait pas à me voir si bien instruit. Dans l’espoir d’adoucir la position qui l’attendait, il n’hésita pas a sacrifier sa complice, et me répondit: «Interrogez-moi, je dirai la vérité en ce qui concerne cette femme.»
– Bien, bien, mon digne Murph, je n’attendais pas moins de toi.
– Pendant mon entretien avec Polidori, les traits de la belle-mère de Mme d’Harville se décomposaient d’une manière effrayante, quoiqu’elle ne comprît pas l’allemand. Elle voyait, à l’abattement croissant de son complice, à son attitude suppliante, que je le dominais. Dans une anxiété terrible, elle cherchait à rencontrer les yeux de Polidori, afin de lui donner du courage ou d’implorer sa discrétion, mais il évitait constamment son regard.
– Et le comte?
– Son émotion était inexprimable; de ses doigts crispés, il serrait convulsivement les bras de son fauteuil, la sueur baignait son front, il respirait à peine, ses yeux ardents, fixes, ne quittaient pas les miens. Ses angoisses égalaient celles de sa femme. La suite de la lettre de Mme d’Harville vous dira la fin de cette scène pénible, monseigneur.
XI Punition
Rodolphe continua la lecture de la lettre de Mme d’Harville.
«Après un entretien en allemand qui dura quelques minutes entre sir Walter Murph et Polidori, sir Walter dit à ce dernier:
«- Maintenant, répondez. N’est-ce pas madame – et il désigna ma belle-mère – qui, lors de la maladie de la première femme de M. le comte, vous a introduit chez lui comme médecin?
«- Oui, c’est elle…, répondit Polidori.
«- Afin de servir les affreux projets de… madame… n’avez-vous pas été assez criminel pour rendre mortelle par vos prescriptions homicides la maladie d’abord légère de Mme la comtesse d’Orbigny?
«- Oui, dit Polidori.
«Mon père poussa un gémissement douloureux, leva ses deux mains au ciel et les laissa retomber avec accablement.
«- Mensonge et infamie! s’écria ma belle-mère. Tout cela est faux; ils s’entendent pour me perdre.
«- Silence, madame! dit sir Walter Murph d’une voix imposante. Puis, continuant de s’adresser à Polidori: Est-il vrai qu’il y a trois jours madame a été vous chercher rue du Temple, n° 17, où vous habitez, caché sous le faux nom de Bradamanti?
«- Cela est vrai.
«- Madame ne vous a-t-elle pas proposé de venir ici assassiner le comte d’Orbigny, comme vous aviez assassiné sa femme?
«- Hélas! je ne puis le nier, dit Polidori.
«À cette accablante révélation, mon père se leva debout, menaçant; d’un geste foudroyant il montra la porte à ma belle-mère; puis, me tendant les bras, il s’écria d’une voix entrecoupée:
«- Au nom de ta malheureuse mère, pardon! pardon!… Je l’ai bien fait souffrir… mais, je te jure… j’étais étranger au crime qui l’a conduite au tombeau.
«Et avant que j’aie pu l’empêcher, mon père tomba à mes genoux.
«Lorsque moi et sir Walter nous le relevâmes, il était évanoui.
«Je sonnai les gens; sir Walter prit le docteur Polidori par le bras et sortit avec lui en disant à ma belle-mère:
«- Croyez-moi, madame, quittez cette maison avant une heure, sinon je vous livre à la justice.
«La misérable sortit de l’appartement dans un état de frayeur et de rage que vous concevez facilement, monseigneur.
«Lorsque mon père reprit ses sens, tout ce qui venait de se passer lui parut un rêve horrible. Je fus dans la triste nécessité de lui raconter mes premiers soupçons sur la mort prématurée de ma mère, soupçons que votre connaissance des premiers crimes du docteur Polidori, monseigneur, avait changés en certitude.
«Je dus dire aussi à mon père comment ma belle-mère m’avait poursuivie de sa haine jusque dans mon mariage, et quel avait été son but en me faisant épouser M. d’Harville…
«Autant mon père s’était montré faible, aveugle à l’égard de cette femme, autant il voulait se montrer impitoyable envers elle; il s’accusait avec désespoir d’avoir été presque le complice de ce monstre en lui donnant sa main après la mort de ma mère; il voulait livrer Mme d’Orbigny aux tribunaux; je lui représentai le scandale odieux d’un tel procès, dont l’éclat serait si fâcheux pour lui; je l’engageai à chasser pour jamais ma belle-mère de sa présence, en lui assurant seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, puisqu’elle portait son nom.