Выбрать главу

– Tenez, monseigneur; je vois avec peine l’empire toujours croissant que prennent sur votre esprit ces regrets aussi stériles que cruels.

Après quelques moments de silence, Rodolphe dit à Murph:

– Je puis maintenant te faire un aveu, mon vieil ami: j’aime… oui, j’aime profondément une femme digne de l’affection la plus noble et la plus dévouée… Et, depuis que mon cœur s’est ouvert de nouveau à toutes les douceurs de l’amour, depuis que je suis prédisposé aux émotions tendres, je ressens plus vivement encore la perte de ma fille… J’aurais pour ainsi dire pu craindre qu’un attachement de cœur n’affaiblît l’amertume de mes regrets… Il n’en est rien: toutes mes facultés aimantes ont augmenté… je me sens meilleur, plus charitable, et plus que jamais il m’est cruel de n’avoir pas ma fille à adorer…

– Rien de plus simple, monseigneur, et pardonnez-moi la comparaison; mais, de même que certains hommes ont l’ivresse joyeuse et bienveillante, vous avez l’amour bon et généreux.

– Pourtant ma haine des méchants est aussi devenue plus vivace; mon aversion pour Sarah augmente sans doute en raison du chagrin que me cause la mort de ma fille. Je m’imagine que cette mauvaise mère l’a négligée, qu’une fois ses ambitieuses espérances ruinées par mon mariage, la comtesse, dans son impitoyable égoïsme, aura abandonné notre enfant à des mains mercenaires, et que ma fille sera peut-être morte par le manque de soins… C’est ma faute, aussi… je n’ai pas alors senti l’étendue des devoirs sacrés que la paternité impose… Lorsque le véritable caractère de Sarah m’a été tout à coup révélé, j’aurais dû à l’instant lui enlever ma fille, veiller sur elle avec amour et sollicitude. Je devais prévoir que la comtesse ne serait jamais qu’une mère dénaturée… C’est ma faute, vois-tu, c’est ma faute…

– Monseigneur, la douleur vous égare. Pouviez-vous, après l’événement si funeste que vous savez… différer d’un jour le long voyage qui vous était imposé… comme…

– Comme une expiation!… Tu as raison, mon ami, dit Rodolphe avec accablement.

– Vous n’avez pas entendu parler de la comtesse Sarah depuis mon départ, monseigneur?

– Non, depuis ces infâmes délations qui, par deux fois, ont failli perdre Mme d’Harville, je n’ai eu d’elle aucune nouvelle… Sa présence ici me pèse, m’obsède; il me semble que mon mauvais ange est auprès de moi, que quelque nouveau malheur me menace.

– Patience, monseigneur, patience… Heureusement, l’Allemagne lui est interdite, et l’Allemagne nous attend.

– Oui… bientôt nous partirons. Au moins, durant mon court séjour à Paris, j’aurai accompli une promesse sacrée, j’aurai fait quelques pas de plus dans cette voie méritante qu’une auguste et miséricordieuse volonté m’a tracée pour ma rédemption… Dès que le fils de Mme Georges sera rendu à sa tendresse, innocent et libre; dès que Jacques Ferrand sera convaincu et puni de ses crimes; dès que j’aurai assuré l’avenir de toutes les honnêtes et laborieuses créatures qui, par leur résignation, leur courage et leur probité, ont mérité mon intérêt, nous retournerons en Allemagne; mon voyage n’aura pas été du moins stérile.

– Surtout si vous parvenez à démasquer cet abominable Jacques Ferrand, monseigneur, la pierre angulaire, le pivot de tant de crimes.

– Quoique la fin justifie les moyens… et que les scrupules soient peu de mise envers ce scélérat, quelquefois je regrette de faire intervenir Cecily dans cette réparation juste et vengeresse.

– Elle doit maintenant arriver d’un moment à l’autre?

– Elle est arrivée.

– Cecily?

– Oui… Je n’ai pas voulu la voir; de Graün lui a donné des instructions très-détaillées, elle a promis de s’y conformer.

– Tiendra-t-elle sa promesse?

– D’abord tout l’y engage; l’espoir d’un adoucissement dans son sort à venir, et la crainte d’être immédiatement renvoyée dans sa prison d’Allemagne; car de Graün ne la quittera pas de vue; à la moindre incartade, il obtiendra son extradition.

– C’est juste, elle est arrivée ici comme évadée; lorsqu’on saurait quels crimes ont motivé sa détention perpétuelle, on accorderait aussitôt son extradition.

– Et, lors même que son intérêt ne l’obligerait pas de servir nos projets, la tâche qu’on lui a imposée ne pouvant se réaliser qu’à force de ruse, de perfidies et de séductions diaboliques, Cecily doit être ravie (et elle l’est, m’a dit le baron) de cette occasion d’employer les détestables avantages dont elle a été si libéralement douée.

– Est-elle toujours bien jolie, monseigneur?

– De Graün la trouve plus attrayante que jamais; il a été, m’a-t-il dit, ébloui de sa beauté à laquelle le costume alsacien qu’elle a choisi donnait beaucoup de piquant. Le regard de cette diablesse a toujours, dit-il, la même expression véritablement magique.

– Tenez, monseigneur, je n’ai jamais été ce qu’on appelle un écervelé, un homme sans cœur et sans mœurs; eh bien! à vingt ans, j’aurais rencontré Cecily, qu’alors même que je l’aurais sue aussi dangereuse, aussi pervertie qu’elle l’est à cette heure, je n’aurais pas répondu de ma raison si j’étais resté longtemps sous le feu de ses grands yeux noirs et brûlants qui étincellent au milieu de sa figure pâle et ardente… Oui, par le ciel! je n’ose songer où aurait pu m’entraîner un si funeste amour.

– Cela ne m’étonne pas, mon digne Murph, Car je connais cette femme. Du reste, le baron a été presque effrayé de la sagacité avec laquelle Cecily a compris ou plutôt deviné le rôle à la fois provoquant et platonique qu’elle doit jouer auprès du notaire.

– Mais s’introduira-t-elle chez lui aussi facilement que vous l’espériez, monseigneur, grâce à l’intervention de Mme Pipelet? Les gens de l’espèce de ce Jacques Ferrand sont si soupçonneux!

– J’avais, avec raison, compté sur la vue de Cecily pour combattre et vaincre la méfiance du notaire.

– Il l’a déjà vue?

– Hier. D’après le récit de Mme Pipelet, je ne doute pas qu’il n’ait été fasciné par la créole, car il l’a prise aussitôt à son service.